L’entreprise aux XXIème siècle, retranscription de l’intervention d’Olivier Klein aux Rencontres Economiques d’Aix-en-Provence de juillet 2014 (disponible également en vidéo).
Le capitalisme a connu dans ses mutations à travers les âges différentes formes de gouvernance et d’organisation des entreprises. Celles-ci se sont chevauchées et se chevauchent encore, mais, à chaque étape, des formes se sont révélées dominantes. Au XIXème siècle et au début du XXème,les pays occidentaux ont connu une forte domination du capitalisme dit « familial », dans lequel les familles qui possédaient le capital exerçaient le pouvoir. A cette forme de capitalisme a succédé, du milieu du XXème siècle jusqu’aux années 1980, un capitalisme « managérial », caractérisé par la prise de pouvoir de la technostructure dans les entreprises. Les familles actionnaires s’étaient fractionnées, leurs actions ayant été revendues pour tout ou partie par les générations suivantes ou le capital ayant été accru pour faire face au développement des affaires par appel à des actionnaires « anonymes.
Ces actionnaires acceptaient alors, en échange de la liquidité de leur capital et de la possibilité de valoriser à long terme leurs actions, de céder peu ou prou leur pouvoir de décision à des managers professionnels sans intérêt capitalistique. Les années 80 ont marqué le retour au sein des entreprises d’un pouvoir actionnarial, pas spécifiquement familial, qui a fait converger à nouveau l’intérêt des dirigeants vers les intérêts des actionnaires. Ainsi, pour contrecarrer la tendance de la période précédente qui avait par trop négligé l’intérêt des actionnaires, différentes méthodes ont été mises en place pour que l’objectif réel des dirigeants soit bien, non l’accroissement de leur propre pouvoir et/ou sécurité, mais le rendement pour l’actionnaire. Depuis les années 2000 et ses crises à répétition, la question peut se poser de savoir si le XXIème siècle verra naître un capitalisme « partenarial », qui permettrait de prendre en compte à la fois l’intérêt des actionnaires, des clients, des salariés et de la société toute entière.
Ces formes successives de capitalisme, qui se sont succédé à chaque fois pour des raisons objectives, sont liées à des modes d’organisation spécifiques des entreprises. Elles sont une bonne clé pour appréhender l’entreprise du XXIème siècle.
La question est double :
- Quelles sont les forces favorisant le passage du capitalisme actionnarial au capitalisme partenarial ?
- Dans la mesure où chaque forme de capitalisme induit une organisation spécifique, quels nouveaux modes d’organisation des entreprises vont correspondre au capitalisme partenarial ?
Le capitalisme actionnarial, à travers ses excès, notamment dans les années 90 et 2000, a contribué à provoquer une rupture accompagnée de crises économiques et financières majeures, puisque l’exigence de ROE (Return On Equity, soit le rendement des capitaux propres) démesuré était devenue insoutenable. On a vu apparaître une coupable créativité comptable, un surendettement des ménages comme des entreprises, des constructions puis des déconstructions accélérées de groupes d’entreprises ou d’entreprises elles-mêmes, des LBO, des LBO de LBO, etc. Mais aussi une progression de la part des dividendes dans les profits, pour sécuriser les rendements des actionnaires. En transférant souvent le risque sur les salariés.
L’échec partiel du capitalisme actionnarial est évidemment la première force susceptible de conduire vers le capitalisme partenarial. Mais la réaction de l’opinion pour une plus grande moralisation de l’économie reste un argument insuffisant pour fonder le passage à un capitalisme partenarial qui prendrait mieux en compte les intérêts des clients, des salariés et de la société, aux côtés de ceux de l’actionnaire. A chaque fois qu’une crise majeure se produit, elle s’accompagne d’un retour de la morale. Mais la phase de crise est suivie d’une sorte d’aveuglement au désastre, d’un oubli progressif des raisons qui l’ont provoquée. La situation peut alors reprendre son cours. Le seul fait qu’il y ait eu crise du capitalisme actionnarial ne paraît donc pas suffisant, même s’il s’agit d’un facteur évident, pour expliquer et comprendre l’apparition d’un capitalisme partenarial.
Plusieurs forces profondes et durables me semblent soutenir cette transition. La première, qui engendre les autres, est la révolution technologique.
Elle induit tout d’abord une révolution commerciale qui bouleverse les rapports entre les producteurs, les distributeurs et les clients. Ces derniers voient leur pouvoir très renforcé puisqu’ils sont aujourd’hui plus libres d’agir, plus avertis, disposent de plus d’informations, peuvent comparer les prix et bénéficient ainsi d’une plus grande liberté de choix. Le client devient alors évidemment le centre d’intérêt des entreprises. C’est la raison pour laquelle beaucoup d’entreprises développent depuis quelques temps déjà des discours orientés clients, comme si c’était une préoccupation nouvelle.
Les rapports de pouvoir s’en trouvent donc inversés au bénéfice du client. Mais, dans nombre de secteurs économiques, ce phénomène est également perceptible dans les rapports entre les producteurs et les distributeurs dont la position se trouve renforcée. La prise de pouvoir du client met fin à la hiérarchie traditionnelle, née au XXème siècle, reposant sur la capacité du producteur à imposer ses produits aux distributeurs qu’il a choisis et sur celle du distributeur à imposer ces mêmes produits aux consommateurs.
Dorénavant le client a le pouvoir. Ainsi, si le distributeur dispose d’une bonne connaissance de ses clients, s’il sait utiliser son « big data », s’il développe un CRM (Customer Relationship Management) pertinent, s’il parvient donc à anticiper les besoins de chacun d’entre eux et à les satisfaire, s’il considère enfin le client comme un « consom’acteur » capable de rechercher avec lui la bonne combinaison de produits et de services, alors il trouve les solutions adéquates pour chaque client et le fidélise.
Le service prend d’ailleurs le pas sur le produit lui-même. Nous ne sommes plus dans une économie conduite par la mise en avant du produit, mais dans un monde où l’usage, le service, devient plus important que la détention du produit lui-même. Les applications sont plus importantes que le téléphone lui-même. La bicyclette peut se louer pour le trajet à effectuer, et de plus en plus, l’automobile elle-même suit ce même chemin. Le « cloud » rend progressivement désuet la possession de gros ordinateurs…
La qualité de la relation avec son commercial, son conseiller, et la possibilité de trouver les bonnes solutions adaptées à chacun, c’est-à-dire le bon service, prennent donc le pas sur le produit en tant que tel. Ce faisant, le distributeur peut ainsi prendre le pouvoir sur le producteur, en le mettant naturellement en concurrence avec d’autres producteurs pour chercher la meilleure combinaison, en prix comme en qualité, de produits et de services qui correspondent le mieux aux besoins du client individualisé.
Un bouleversement des rapports de forces historiques est donc en train de voir le jour dans nombre de secteurs entre producteurs, distributeurs et consommateurs. A l’évidence, cela contraint le distributeur à une excellente gestion des clients. Si le distributeur, en revanche, n’est pas en capacité de les comprendre et de les fidéliser, il s’en trouve très fragilisé, d’autant qu’il est aujourd’hui également possible pour le producteur de vendre en direct. La non qualité du conseil et l’incapacité de proposer les meilleures combinaisons de produits et de services adaptées à chacun conduisent tout droit à la numérisation totale de la relation client-fournisseur et à la disparition du rôle économique du distributeur. Avec l’apparition d’une relation directe producteur-client, lorsque cela s’avère possible, ou avec l’apparition de « pure players » internet de la distribution, forme de low cost de la relation client.
La révolution technologique induit également des changements de comportement des salariés, changements qui les positionnent au centre de l’entreprise avec des impacts sur l’organisation. Les hiérarchies verticales sont effectivement beaucoup moins acceptées, et acceptables, et bien moins pertinentes. Aujourd’hui, les cadres ne peuvent plus être crédibles et entraîner leurs salariés s’ils ne fondent pas leur autorité sur la valeur qu’ils apportent à leurs équipes, et non sur la détention d’informations qui sont maintenant libres et gratuites et circulent dans toute l’entreprise. Ainsi, il n’est plus envisageable d’être cadre et manager, en se prévalant exclusivement de son positionnement hiérarchique.
Parallèlement, les salariés expriment un besoin accru d’autonomie, soutenu et renforcé par la même révolution technologique, posant ainsi la question de l’entreprenariat au sein même de l’entreprise. Développer l’esprit d’initiative est devenu un véritable enjeu pour les grandes entreprises, alors même que, par essence, elles le réduisent à sa portion congrue, de par leur mode d’organisation même. Aujourd’hui, les individus salariés aspirent à comprendre le sens de leur contribution à l’entreprise, ils souhaitent en partager la stratégie et le mode d’organisation choisi pour adhérer à son projet. Cette aspiration doit absolument être prise en compte dans la dimension managériale.
Aussi, les organisations très hiérarchisées, verticales, nées de la phase du capitalisme managérial et de la technostructure dominante, sont-elles devenues beaucoup moins efficaces et nettement plus difficiles à gérer :
- d’une part, elles mobilisent moins bien leurs salariés, puisque la proximité managériale est plus cruciale que jamais ;
- d’autre part, elles s’avèrent plus rigides, moins flexibles, et ne sont plus en phase avec un monde et un environnement de plus en plus complexes. La complexité croissante et les chocs extérieurs plus nombreux et plus intenses exigent en effet plus de souplesse dans les organisations, comme plus d’autonomie de chacun et des équipes, afin de réagir promptement et de gérer habilement les dysfonctionnements et de s’adapter efficacement à la nouvelle donne.
Aujourd’hui, la taille et la centralisation engendrent de l’entropie. Au contraire, les entreprises organisées en réseau, réseau entre les différentes parties de l’entreprise ou entre différentes entreprises, sont plus adaptables, plus efficaces. Le couple centralisation/décentralisation penche plutôt dorénavant du côté de la décentralisation.
En outre, la relation commerciale devenant centrale, l’organisation doit être tournée totalement vers le client, de la production à la vente, des front offices aux back offices. Valoriser davantage encore ses commerciaux, pour leur donner plus de capacité encore à maîtriser leur relation client, plus d’autonomie pour être réactifs et pro-actifs face à chaque client, devient donc un impératif. Pour que chaque commercial se trouve en fait en situation d’entreprendre, de gérer et de valoriser le fonds de commerce qui lui est confié, avec les outils et la responsabilité pour le faire. Donc, avec plus de plaisir à travailler et de capacité à maîtriser son travail.
Une plus grande proximité managériale, une meilleure compréhension des attentes clients, une ouverture au mode entrepreneurial, une importante capacité d’absorption des chocs, des mutations et de la complexité, tels sont les ingrédients de l’entreprise de demain.
Faut-il insister de plus sur la révolution technologique qui implique pour les dirigeants de prendre plus que jamais en compte la réputation de leur entreprise, et les aspirations de la société dans son ensemble, puisqu’il est devenu impossible de fonctionner sans avoir en permanence sur internet des commentaires sur ce que fait l’entreprise ou ce qu’elle est ? Sur son rapport à l’environnement, sur la qualité de ses produits ou de ses services… ? Le facteur sociétal doit donc être traité sérieusement et la société devient ainsi une véritable partie prenante de l’entreprise.
En fait, toute entreprise est un organisme biologique, et comme tout organisme biologique, elle vit un compromis permanent, un équilibre instable, entre l’ordre, la verticalité, les routines homogènes de gestion et, à l’opposé, l’autonomie des parties, la capacité d’initiative, le besoin d’entreprendre, etc . La combinaison se fait aujourd’hui clairement au bénéfice de la seconde caractéristique, au détriment de la première, même si les deux sont utiles.
Pour conclure, le passage au capitalisme partenarial, qui modifie les modes d’organisation des entreprises, remet à une place de choix, aux côtés des actionnaires, les clients, les salariés et la société. Fort heureusement, cela n’est pas seulement dû à un échec du mode de gouvernance et d’organisation précédent et à une remontée temporaire de la morale, mais à des révolutions commerciales, comportementales et managériales, fondées elles-mêmes sur les évolutions technologiques. Ce sont des forces très puissantes, durables et objectives, qui amèneront, espérons-le, à cette forme nouvelle du capitalisme.