Les pratiques, mais aussi les règles comptables, ont leur influence dans le comportement des banques et du secteur non bancaire, deux segments complémentaires tout en étant concurrents. La réglementation a aussi son rôle. D’où la nécessité de réfléchir à une réglementation pour les non-banques.
Faire correspondre les capacités de financement des uns et les besoins des autres, telle est l’ambition du système financier. Autrement dit, des banques et des marchés financiers. Ces deux composants ont des rôles pour partie identiques et pour partie distincts. Les deux contribuent au financement des acteurs économiques. La part de la finance de marché a fortement monté dans le monde depuis la grande crise financière. Elle atteint jusqu’à environ 50 % des financements en général, et 30 % pour le segment des corporate. Il est d’ailleurs utile que les fonds de placements, les gestionnaires d’actifs et les investisseurs institutionnels – acteurs majeurs des marchés financiers – prennent leur part dans les financements. Car les banques ne peuvent suffire à elles seules à assurer la totalité à financer.
Les marchés acceptent des risques refusés par les banques
De plus, ils peuvent apporter des capitaux à des entreprises plus difficiles à financer par les banques, notamment aux start-up ainsi qu’à l’innovation en général. Explication : le risque de crédit de ces secteurs est généralement trop élevé pour les banques, vu la contrainte de protection des dépôts qui leur sont confiés. Les fonds d’investissement peuvent accepter de perdre davantage si, en moyenne dans le temps, les gains en capital réalisés sur les entreprises qui survivront et réussiront sont supérieurs aux pertes et si leurs détenteurs acceptent de prendre ce risque.
Les deux types d’acteurs composant le système financier sont en outre différents du point de vue de la stabilité financière. D’une part, parce que les banques inscrivent à leur bilan la valeur historique des crédits accordés. Elles doivent provisionner le risque de façon statistique, mais aussi au cas par cas en fonction de leur appréciation d’une éventuelle dégradation compromettante de la capacité de remboursement de chaque emprunteur. En revanche, les fluctuations des opinions moyennes sur la qualité du risque ne sont pas prises en compte et n’entraînent aucune variation comptable.
Une appréhension différente du risque
L’approche est totalement différente du côté des fonds : ils doivent enregistrer à chaque instant la variation de la valeur de marché de leurs investissements financiers, en application des règles comptables de fair value. Cela induit une différence de comportement considérable entre les banques et les fonds. Les banques choisissent de faire crédit en fonction de leur analyse de la capacité de remboursement dans le temps de l’emprunteur. Les fonds, eux, choisissent d’acheter des obligations en fonction de ce qu’ils pensent de l’évolution de l’opinion majoritaire du marché quant à la valeur de la prime de risque affectée à l’emprunteur. Pourquoi prêter si l’on pense que la valeur de l’obligation s’abaissera prochainement même si l’on ne craint pas in fine un non‑remboursement ? Sauf à ce qu’il soit conditionné fortement par la perspective de la titrisation des crédits octroyés ou de la revente des risques par CDS[1], le comportement des banques est donc bien plus stable par construction que celui des fonds. Les mécanismes de valorisation de ces derniers sont en effet beaucoup plus volatils, car liés aux phénomènes auto-référentiels des marchés.
En outre, les fonds ne prennent pas les risques financiers sur eux-mêmes. Tant les risques de crédit, de taux d’intérêt que de liquidité sont effectivement laissés dans les mains des investisseurs finaux, ménages ou entreprises. Alors que dans le cas de l’intermédiation bancaire, les banques prennent à leur charge ces risques sur leurs propres comptes de résultats. Et elles le font de façon professionnelle, réglementée et supervisée. Permettant ainsi aux ménages et aux entreprises n’en ayant pas la compétence ou le désir de ne pas les prendre.
Prise de risque accrue des taux très bas
Les banques et les intermédiaires financiers non bancaires comme les fonds sont donc tous les deux très utiles, tout à la fois concurrentiels et complémentaires. Mais la proportion accordée à chacun dans le système financier global participe fortement à la stabilité ou l’instabilité d’ensemble. Ajoutons un point fondamental, sur lequel les grandes banques centrales sont en train de se pencher. Depuis la grande crise financière de 2007-2009, la réglementation des banques s’est significativement renforcée, notamment via les ratios de solvabilité exigés (plus de capitaux propres pour des risques identiques) et l’établissement de ratios contraignants limitant le risque de liquidité. Il n’existe pas de réglementation de ce genre pour les intermédiaires financiers non bancaires.
Or, la politique monétaire de taux très bas très longtemps a conduit progressivement les acteurs financiers, pour le compte des épargnants, à rechercher du rendement, en prenant de plus en plus de risque. En termes de risque de crédit – incluant des effets de levier de plus en plus élevés – avec des primes de risque écrasées. Comme en termes de risque de liquidité, en allongeant toujours plus les durées de titres de crédit et en abaissant le niveau attendu de leur liquidité. Les actifs des fonds sont ainsi devenus plus vulnérables dans une proportion non négligeable, ainsi que le soulignent toutes les études des organismes chargés de la supervision de la stabilité financière dans le monde. Le risque peut ainsi être repoussé hors du système bancaire vers les agents financiers non bancaires, sans contrôle.
Attention à l’aléa moral !
Due à l’impact envisagé de la pandémie, la violente crise financière de mars 2020 a été heureusement très vite maîtrisée par les banques centrales. Elles ont agi très fortement et très rapidement. Mais cette crise a aussi montré la résilience des banques et, parallèlement, la vulnérabilité de nombre de fonds. Les banques centrales ont dû acheter des montants très élevés de titres aux fonds en difficultés, y compris high yield. Il fallait éviter un enchaînement catastrophique, dû notamment à des retraits brutaux d’investisseurs finaux auxquels ne pouvaient pas faire face ces fonds sans accuser de pertes trop importantes ou sans crise de liquidité majeure.
La réglementation prudentielle et macroprudentielle ne peut pas tout, mais elle est essentielle pour atténuer la procyclicité naturelle de la finance et pour prévenir autant que possible le risque d’instabilité financière.
Elle doit impérativement aujourd’hui être étendue et adaptée aux intermédiaires financiers non bancaires. Elle est en outre indispensable pour lutter contre l’aléa moral, car sans réglementation préventive et avec des sauvetages lors des grandes crises, la prise de risque peut être toujours plus élevée, et ce sans limite ou presque, grâce à une option gratuite donnée par les banques centrales contre les accidents graves. Enfin, la proportion entre banques et non-banques dans le système financier pris dans son ensemble doit faire également l’objet d’une analyse et d’une politique adéquates pour définir l’équilibre le plus favorable, à la fois à la croissance et à la stabilité financière.