La rivalité systémique Chine-Etats-Unis, l’apparition d’un « Sud global » lui-même bien disparate, la guerre en Ukraine… Les manifestations les plus criantes de la fragmentation géopolitique et économique du monde sont la multiplication depuis 2010 des conflits militaires internationaux par presque quatre, celle du nombre des pays soumis à des sanctions financières par un peu moins de trois ou encore celle des mesures protectionnistes dans le monde par six.
Cette fragmentation géopolitique s’accompagne ainsi d’une fragmentation économique, bien qu’à un rythme plus lent. Les deux menaçant la paix et la sécurité – le bruit du monde nous le rappelle tristement chaque jour – et les bienfaits d’une liberté organisée du commerce et des mouvements de capitaux. Rappelons-nous que le taux de la population mondiale pauvre (en dessous du niveau minimal de subsistance) est passé de 40 % en 1980 à environ 10 % ces dernières années.
Le jeu des puissances est revenu au centre de la scène mondiale. La Chine veut retrouver une place prédominante, après une longue période d’effacement géopolitique. Les Etats Unis ne veulent pas perdre leur position de première puissance mondiale. La Russie, après la fin pacifique de l’Union soviétique, est mue par son complexe historique d’encerclement et d’insuffisante prise en considération de sa « juste » place dans le concert des grandes puissances. Le rejet du « deux poids, deux mesures » mobilise les populations des pays émergents comme leurs dirigeants.
La défiance est donc considérablement montée entre les pays émergents et l’Occident, l’Occident qui servait jusqu’alors de modèle et qui donnait le « la » de la régulation mondiale. D’où l’actuelle déficience des modes mêmes de cette régulation mondiale : l’ONU, l’OMC, etc., mais aussi les mécanismes de coordination usuels bilatéraux plus ou moins formalisés. La fragmentation du monde semble bien en marche.
Mais nous assistons aussi parallèlement à une autre fragmentation. Au sein même des démocraties occidentales, avec une montée des populismes et des extrêmes. Les démocraties semblent fatiguées. Comme l’écrivait Cioran : « Une civilisation débute par le mythe et finit par le doute. »
Le développement du wokisme en est tout à la fois une manifestation et une cause. La recherche de l’extension illimitée des droits de chacun, dans tous les domaines, sans jamais les associer aux devoirs symétriques qui pourraient les permettre, induit l’éventualité d’une ruine morale, une perte de tout sens civique. Et la possibilité d’une ruine financière, avec un financement à bout de souffle d’un système de protection sociale, pourtant essentiel. Ici encore, la montée de la défiance en résulte, renforçant la fragmentation. Défiance vis-à-vis de l’Etat, des institutions, des autres même.
Et, ici ou là, la montée de la défiance vis-à-vis de la démocratie elle-même. Le wokisme finit par nourrir la montée du populisme, qui se targue de vouloir rétablir les valeurs fondamentales, tout en proposant une logique illibérale, tant économiquement que politiquement. Ce jeu des contraires pousse à une fragmentation encore plus forte, voire potentiellement violente, de la société.
Cette fatigue apparente de la démocratie ne peut que donner peu d’envie aux autres civilisations. La fragmentation des sociétés occidentales nourrit ainsi pour partie la fragmentation du monde et la montée d’une défiance généralisée. Parallèlement, la montée des régimes autocratiques dans les pays émergents induit à son tour une méfiance justifiée de la part des pays occidentaux.
Saura-t-on recréer le degré de confiance en soi comme en les autres et les modes de coordination nécessaires pour ne pas développer encore davantage la logique du chacun pour soi des individus et des pays ? Saura-t-on éviter la violence primitive toujours justifiée par la violence anticipée de l’autre ? Pourra-t-on revivifier la démocratie et assurer son équilibre pour protéger ce bien précieux ? Pour éviter la dynamique mortifère de la défiance et les conséquences multiformes délétères de la fragmentation.