Les constats sur moyenne période quant aux performances économiques de l’Europe imposent une réflexion critique. Et les anticipations quant aux difficultés à venir nécessitent de penser les réformes à mettre en place très rapidement pour protéger le niveau de vie et de protection sociale européen, bien commun inestimable mais insoutenable sans changement en profondeur.
Quelques données. Sur les 20 dernières années (2002-2023), le taux de croissance économique cumulée des Etats-Unis s’est élevé à 60 %. Celui de la zone euro à 30 %. La consommation des ménages américains a progressé de 60 %, celle des Européens de 20 %. Le taux de recherche et développement privé et public américain a dépassé d’environ un point le PIB européen depuis 20 ans, etc. Ainsi, les gains de productivité ont-ils crû de plus de 45 % aux Etats-Unis contre 10 % en zone euro. De 2019 à 2023, ils ont progressé de 1,7 % l’an aux Etats-Unis et de 0,3 % en zone euro (-0,8 % en France). Or la population en âge de travailler croît d’environ 0,2 % par an aux Etats-Unis alors qu’elle baisse d’environ 0,5 % par an en zone euro. Elle baissera de 0,8 % vers 2030, le pourcentage de la population de plus de 65 ans ne cessant d’augmenter (22 % aujourd’hui, 26 % en 2030).
Pour faire face à cet effet démographique négatif et protéger le niveau de vie européen, il serait indispensable de connaître plus de croissance, donc plus de gains de productivité. L’innovation, la recherche-développement, la robotisation devraient être très largement encouragées. D’autant que l’Europe n’est pas bien placée dans les industries stratégiques du futur: éoliennes, panneaux voltaïques, batteries électriques, voitures électriques, industries de la quatrième révolution technologique…
Il nous faut donc changer de paradigme en facilitant bien davantage la croissance schumpétérienne, par destruction créatrice. En repensant le poids de la réglementation qui, en Europe, est toujours supérieure à celle du reste du monde. En accroissant la mobilité du travail et de celle des capitaux. En luttant contre la baisse de la qualité et de l’efficacité de l’enseignement. En maîtrisant et en allouant mieux les dépenses publiques… En effet, une croissance potentielle européenne de l’ordre de 0,5 à 1 %, résultant de gains de productivité proches de zéro, d’une démographie déclinante et d’un ralentissement de l’élévation du taux d’emploi, ne pourra en aucun cas assurer la persistance de la prospérité économique européenne.
Une immigration qualifiée permettrait également de résoudre cette difficile équation ; aux Etats-Unis, l’immigration ayant, au total et en moyenne, un niveau d’éducation supérieur à celui de la population résidente. Enfin, une augmentation de la quantité de travail (nombre d’heures travaillées dans la vie comme nombre de personnes travaillant en pourcentage de la population), avec une moindre désaffection culturelle pour le travail, sera indispensable.
La préférence des Européens, comme de leurs institutions, pour la précaution contre le risque, de même que l’extension permanente des droits sans les accompagner de celle des devoirs, ne sont pas soutenables, sauf à risquer un déclin inexorable. Une certaine naïveté stratégique doit céder la place à un pragmatisme éthique. L’éthique sans l’efficacité ne peut subsister bien longtemps. L’Europe ne peut longuement encore supporter sans danger la critique que Péguy faisait du kantisme : avoir les mains pures, mais ne pas avoir de mains du tout. Pour préserver l’essence même de ce qui a fait l’Europe d’après-guerre, il faut donc d’urgence changer notre logiciel. Reste à bien penser les réformes institutionnelles, celles du mode de régulation de l’Europe elle-même, pour permettre ce sursaut et lui permettre de conserver sa place dans le monde.
Professeur d’économie à HEC