Table ronde avec Lorenzo BINI SMAGHI, Président du Conseil d’Administration de la Société Générale et ancien membre du directoire de la BCE ; Charles CALOMIRIS, Professeur, Financial Institutions à la Columbia University ; Antoine LISSOWSKI, Directeur général de la CNP ; Shubhada RAO, Chef économiste à Yes Bank ; Wilfried VERSTRAETE, Président du Directoire d’Euler Hermes et Olivier KLEIN, Directeur Général de la BRED et professeur d’économie financière à HEC.
La grande crise financière précédente a entraîné un risque déflationniste justifiant les politiques monétaires non-conventionnelles, avec des taux courts à zéro, voire négatifs, et des taux longs tendant vers zéro grâce au Quantitative Easing. Fixer les taux d’intérêt long terme en dessous du taux de croissance nominal a pour effet d’aider les acteurs surendettés à retrouver une santé financière plus aisément. Cela permet aussi, parallèlement et conjointement, de relancer l’économie.
Depuis quelques années, nous sommes sortis du risque déflationniste, avec un indéniable regain de croissance et une nette reprise du crédit, bien que plus tôt aux États-Unis que dans la zone euro, même si récemment des signes de ralentissement sont apparus , représentatifs d’un retournement classique du cycle économique .
Le maintien d’une politique monétaire très accommodante, et même exceptionnelle n’a plus lieu d’être dès lors qu’il n’existe plus de risque déflationniste. Aux Etats-Unis, on a certes un peu infléchi cette politique, la Fed ayant commencé à remonter ses taux directeurs depuis 2016 et à sortir progressivement du Quantitative Easing depuis 2017. En zone euro, depuis fin 2018, les achats nets de titres liés au Quantitative Easing ont cessé, le bilan de la BCE ayant été ainsi stabilisé et non diminué, mais ses taux directeurs sont restés inchangés à des niveaux égaux à zéro et même négatifs.
En outre, on annonce aujourd’hui, tant aux États-Unis que dans la zone euro, que l’on pourrait revenir à des baisses de taux et reprendre éventuellement les achats nets du QE.
Pourquoi ?
Parce que l’inflation n’est pas au niveau souhaité, disent les banques centrales. Le sera-t-elle à court terme ? Ce n’est pas le débat ici, mais ce n’est pas évident. Les effets de la mondialisation, de la révolution technologique, ainsi que les modes actuels de régulation du marché du travail semblent pousser au fort aplatissement de la courbe de Phillips. Si l’inflation ne devait pas significativement remonter, pourrait-on poursuivre très longtemps cet objectif, par des taux courts et longs proches de zéro ou négatifs ?
Plus vraisemblablement, la raison tacite des banques centrales d’agir ainsi tient au fait qu’elles appréhendent une remontée des taux qui poserait de sérieux problèmes d’insolvabilité au secteur privé. Mais aussi au secteur public, un sujet de dominance fiscale apparaissant donc, puisque les banques centrales semblent contraintes de ne pas compromettre la solvabilité des États.
Ajoutons aussi actuellement la crainte affichée d’un retournement de conjoncture qui expliquerait en outre le souhait des banques centrales de conduire des politiques encore plus accommodantes.
De ce fait, pour toutes ces raisons, on s’accorde à dire la plupart du temps que les taux très bas sont installés pour très longtemps. C’est le low for long. Selon moi, cette situation crée un dangereux cercle vicieux, car conserver trop longtemps des taux d’intérêt nominaux inférieurs au taux de croissance nominal n’aide pas les acteurs économiques à se désendetter, mais les incite au contraire à poursuivre leur endettement. Et cela pousse les emprunteurs, d’une part, et les épargnants et les investisseurs institutionnels, d’autre part, à prendre des risques de plus en plus inconsidérés, pour les uns, quant à leur structure financière et, pour les autres, pour trouver, coûte que coûte , un peu de rendement.
Cela conduit directement à une instabilité financière accrue, donc à un risque de crise financière accru. Si l’on étudie de façon historique et analytique toutes les crises financières, l’on peut identifier aujourd’hui très clairement les signaux annonciateurs d’un cycle financier assez mûr, qui peut conduire tôt ou tard, même si on ne sait évidemment jamais exactement quand, au retour d’une crise financière potentiellement importante.
Les trois formes canoniques des crises financières systémiques sont la crise liée à l’éclatement de bulles spéculatives sur les actifs patrimoniaux (actions, immobilier), la crise liée à l’éclatement d’une bulle de crédit et la crise de liquidité. Les trois formes de crises pouvant bien entendu se combiner entre elles. D’où la crise pourrait-elle venir cette fois-ci ? Sans doute pas d’une bulle sur les marchés boursiers. Les PER ne sont pas excessifs par rapport à leurs tendances passées, même si les indices battent leurs records et si certains secteurs semblent surévalués. Il ne semble pas non plus que la bulle immobilière, facilitée par les taux d’intérêt extrêmement bas, ait été un problème extrêmement grave jusqu’alors. Malgré tout, les prix immobiliers continuent de monter, alors que, même corrigés de l’indice des prix général, ils sont revenus dans beaucoup de pays à des niveaux proches ou supérieurs à ceux de l’avant crise. Crise elle-même déclenchée en 2007 par l’éclatement d’une bulle immobilière liée à une bulle de crédit.
Mais surtout, aujourd’hui, ce qui est inquiétant, c’est la bulle de crédit elle-même. Elle n’est pas spécifiquement bancaire, car elle concerne toute forme d’endettement permis également par tous les investisseurs financiers, fonds de placement, assureurs, fonds de retraite… Le taux d’endettement global mondial a beaucoup augmenté, y compris pendant ces 10 dernières années, depuis la grande crise. Comme nous l’avons dit, cela a été facilité par des taux d’intérêt trop longtemps trop bas par rapport au taux de croissance nominal. Ainsi, par exemple, l’endettement mondial, tous acteurs confondus, publics et privés, s’élevait à environ 190 % en 2001, 200 % en 2008 et à 230 % en 2018 du PIB mondial (source : BRI). Les pays avancés sont eux-mêmes passés d’environ 200% en 2001, à 240% en 2008 et à 265% en 2018.
On n’a donc pas connu de désendettement global, y compris dans les pays de l’OCDE, mais un désendettement pour certains agents économiques et dans certains pays.
Mais ce taux d’endettement global plus élevé n’est pas le seul facteur à faire craindre la prochaine crise. Il s’est en effet accompagné, comme à chaque fois lors de chaque phase identique du cycle financier, d’une prise de risque de plus en plus forte, tant de la part des emprunteurs que des investisseurs. Ces derniers, épargnants ou investisseurs institutionnels (représentants la plupart du temps des épargnants), cherchant un peu de rendement, malgré une structure des taux d’intérêt écrasée vers zéro. Il est, il est vrai, difficile d’offrir des rendements négatifs à des épargnants. Donc, les caisses de retraite, les assureurs, les fonds de placement, les banques essaient de bonne foi de trouver des obligations et des crédits un peu rémunérateurs.
On est ainsi en pleine phase euphorique du cycle de crédit, au sens où les acteurs font fi du risque, espérant que les taux d’intérêt restent durablement bas et que la croissance sera éternelle, pour que les risques pris ne soient pas avérés. Ce type de phase est bien repéré historiquement, et le cycle est même, semble-t-il, bien mûr. Les prêts aux entreprises sont ainsi accordés à des firmes de moins en moins solvables, ce qui, par retour, accroît leur fragilité financière. Les prêts et crédits sont de plus en plus longs, de plus en plus illiquides. Les prêts sont accordés de plus en plus in fine, c’est à dire avec un principal remboursable à l’échéance finale, sans amortissement régulier. Une aberration pour le prêteur comme pour l’emprunteur, dès lors que l’emprunteur ne peut répéter cela annuellement de par sa taille moyenne et « joue » sa capacité à renouveler son emprunt sur les conditions financières plus ou moins favorables à l’échéance de son prêt ou crédit. Mais tout le monde en contracte de plus en plus.
C’est également toujours davantage de levier, naturellement, augmentant dangereusement intrinsèquement le risque financier de l´entreprise. Les « collatéraux », soit les garanties, ont fortement baissé en nombre et en qualité depuis quelques années. Quant aux « covenants », ce qui permet de donner contractuellement des limites au ratio d’endettement sur capitaux propres ou sur « EBIT », ils ont été totalement dénaturés. Aujourd’hui, il existe en effet encore assez souvent des covenants, mais comme ils sont fixés à des niveaux tellement peu contraignants, cela revient à donner une limite qui tend vers l’infini. Dans le même temps, les primes de risque ont considérablement baissé, ce qui augmente encore davantage la vulnérabilité des prêteurs.
Ainsi, les banques, les caisses de retraite, les fonds de placement, les assureurs ont commencé à engranger des actifs beaucoup plus illiquides, beaucoup plus risqués, avec des primes de risque beaucoup plus basses. Et les emprunteurs ont commencé depuis plusieurs années à augmenter leur levier, à recourir à des prêts de plus en plus longs et in fine, avec de moins en moins de contraintes financières imposées par les prêteurs, donc à fragiliser leur situation financière.
Alors, quels sont les facteurs susceptibles de faire éclater la bulle ? Bien sûr, tout le monde évoque la remontée des taux d’intérêt. Et comme l’on estime que l’inflation, donc les taux d’intérêt ne remonteront pas de sitôt, on peut finalement penser qu’il ne se produira pas de crise financière.
Je ne le crois pas.
Effectivement, une remontée des taux d’intérêt serait préjudiciable à beaucoup d’acteurs, y compris et en premier lieu aux entreprises « zombies », celles précisément qui seraient insolvables si les taux revenaient à la normale. Rappelons que dans l’OCDE elles représentaient 1 % des entreprises en 1990, 5 % en 2000, 12 % en 2016.
Mais le risque ne vient pas seulement d’une potentielle augmentation des taux qui ne se profile peut-être pas à l’horizon. Il peut venir aussi d’un ralentissement fort de la croissance, car on aurait ainsi une coïncidence entre cycles financiers et cycles réels. Quand cela se produit, la crise bat son plein et l’on assiste alors à une crise systémique. A son tour, un ralentissement prononcé peut provenir d’autres causes que d’une remontée des taux. Des causes géopolitiques peuvent survenir, par exemple. Lorenzo Bini Smaghi a évoqué à ce sujet plusieurs possibilités, ou tout simplement un fort ralentissement peut être dû au cycle classique de l’investissement, productif ou immobilier.
Un fort ralentissement de la croissance provoque une baisse des recettes et des cash-flows. Il devient donc plus difficile de rembourser la dette, tant pour les États que pour les entreprises. Ce même ralentissement induit une hausse des primes de risque, donc une valeur des dettes qui se déprécie brutalement. Et un effet richesse négatif qui accroît la dépression.
Le problème de la dépréciation brutale des actifs est sans doute moindre pour les assureurs et les fonds de retraite, parce que l’argent est en principe bloqué sur le long terme (même si cette caractéristique est aujourd’hui moins vraie pour les assureurs vie en France), et de par la protection des règles comptables spécifiques notamment aux assureurs. Enfin, les règles prudentielles (Solvency 2) des assureurs les protègent davantage contre un risque de ce genre. Mais ce risque est beaucoup plus important pour les fonds de placement qui verraient , en cas de retournement significatif de la conjoncture, se dégrader brutalement la note de ce qu’ils détiennent, ce qui pourrait les conduire à vendre précipitamment et tous en même temps. Et, en cas de dépréciation brutale de la valeur des actifs détenus, un retrait des investisseurs dans les fonds pourrait être précipité. De surcroît, les fonds proposent en général la liquidité à leurs investisseurs, mais achètent de plus en plus d’actifs illiquides. Et j’espère, que les « fund runs », comme on vient d’en voir quelques-uns dans un passé tout récent, ne sont pas annonciateurs de la prochaine crise qui pourrait venir.
Les banques pour leur part sont bien mieux capitalisées qu’auparavant, donc, selon moi, moins risquées. Et elles sont mieux protégées contre le risque de liquidité de par le ratio (LCR) qu’elles doivent respecter à ce sujet.
Le prochain risque de crise financière majeure viendra plutôt, à mon sens, du shadow banking, au sens large du terme. D’autant plus que les politiques macro-prudentielles qui sont censées lutter contre le risque de montée de l’instabilité financière, à supposer même qu’à elles-seules elles puissent le contenir par le maniement contracyclique des ratios prudentiels bancaires, ne s’adressent précisément qu’aux banques. Or, la part de la finance ne passant pas par les banques n’a cessé de monter.
Ajoutons que la structure de la courbe des taux avec des taux écrasés vers zéro, et avec parfois même des taux interbancaires ou de dépôts à la Banque centrale inférieurs à zéro et des taux longs très proches ou inférieurs à zéro, comme en zone euro, fragilise progressivement les banques. Elles seront d’ailleurs peu à peu, de ce fait, moins aptes à prêter au même rythme. Toutefois cela devrait se faire sentir à horizon de quelques années, pas avant. A court terme, les banques sont indéniablement mieux sécurisées que précédemment.
Pour conclure, le danger est que les banques centrales, qui ont lutté contre des risques catastrophiques avec des instruments très innovants à très juste titre, veuillent utiliser ces mêmes armes pour faire face aux seuls retournements conjoncturels et/ou pour protéger trop longtemps les acteurs très endettés. Le régime de politique monétaire peut être l’un des déterminants importants de la dynamique du cycle financier. Donc, si la politique monétaire réagissait, de façon appropriée, très agressivement à l’avènement d’une crise systémique, mais qu’elle restait ultra accommodante pendant la phase ascendante du cycle, cela conduirait alors durablement à des taux d’intérêts proches de zéro et à la montée de l’instabilité financière. Dans ce cas, cela retarderait sans doute la prochaine crise financière, mais augmenterait considérablement sa puissance, en laissant simultanément une politique monétaire bien moins opérante pour y faire face.