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Normes comptables internationales

Après une décennie 1990 paradoxalement marquée par un des plus longs cycles de croissance du siècle, mais aussi par la récurrence de crises financières mal anticipées, graves et atypiques, la communauté financière internationale s’est attelée, depuis quelques années déjà, à la double tâche prométhéenne de réformer de fond en comble la communication financière des grandes entreprises et d’approfondir les règles prudentielles applicables aux banques. Le caractère concomitant de ces deux chantiers, a priori indépendants, est en réalité révélateur d’une volonté affichée d’organiser un aggiornamento, largement concerté, du langage commun et du canevas prudentiel des entreprises comme plus spécifiquement des professionnels de l’intermédiation financière.

En effet, tant l’acclimatation des normes comptables internationales (IAS ou IFRS) en Europe dès 2005, que le raffinement progressif des documents consultatifs du Comité de Bâle, deuxième du nom, au sujet de la réforme du ratio de solvabilité bancaire, participent de l’accompagnement de la mondialisation des transactions financières. Force est aujourd’hui de reconnaître que la Tour de Babel comptable, où chacun des organes nationaux de normalisation et de réglementation comptables s’enorgueillit de ses traditions et de ses pratiques, n’est plus en phase avec les exigences d’une économie financière globalisée.

De la même manière, la récurrence des crises financières de la décennie précédente, et leurs conséquences sur les institutions financières de la planète, ont cruellement souligné le caractère sans doute trop simpliste des règles prudentielles en fonds propres alors pratiquées par les banques, et mis en lumière l’urgente nécessité de les réformer, vers plus de modularité et de discrimination. Ce mouvement d’innovation et de standardisation normatif et transfrontalier, doublé de la sophistication de la couverture en fonds propres des risques bancaires, constitue un indéniable progrès vers la consolidation de l’architecture financière internationale, censée servir de garde-fou à l’incroyable densification des réseaux d’échanges et de leur corollaire, l’extension foisonnante du maillage planétaire des financements. Mais, il est très probable que les grands équilibres macro-financiers ne sortent pas indemnes de telles innovations.

Un progrès majeur

L’entrée des normes IFRS de plain-pied en Europe dès 2005, et leur acclimatation actuelle dans de nombreux pays émergents, sont de bon augure pour le processus naissant de standardisation du langage pratiqué par les financeurs et les financés internationaux, à condition qu’ils jouissent d’une taille suffisante. En effet, ce ne sont guère que les grandes entreprises cotées qui présenteront leurs comptes consolidés en Europe sous format IFRS, les autres continuant à communiquer leurs états comptables dans le respect des normes nationales. Cela dit, même limitée aux entités économiques de grande taille, l’innovation n’en demeure pas moins essentielle.

L’idée qu’une communauté de producteurs et de certificateurs d’informations financières (les comptables et commissaires aux comptes) et de consommateurs de cette même information (les analystes et, au-delà d’eux, les investisseurs) partagent des critères communs, accessibles à une échelle immédiatement globale, est assez séduisante. C’est par conséquent un référentiel normatif unique et mondialisé qui tend à s’imposer pour la production et la lecture des états comptables. Implicitement, les normes IFRS sont construites à partir du postulat de base que le destinataire final des états financiers est essentiellement l’investisseur, c’est-à-dire le bailleur de fonds, jouissant dès lors d’une primauté affichée par rapport aux autres parties prenantes (stakeholders ) que sont les salariés, les pouvoirs publics, les clients, les fournisseurs ou le public au sens large.

L’investisseur étant ainsi érigé en figure de proue du capitalisme contemporain, à la fois mondialisé, volatil, turbulent et rétif à toute forme de contrainte réelle ou nominale, il est naturel que les normes comptables mettent davantage l’accent sur une conception économique (substance over form, disent les Anglo-saxons) de la comptabilité, que sur une approche juridique (formelle) de cette dernière. En effet, les IFRS font la part belle au concept de juste valeur (fair value). Idéalement, sous IFRS, la totalité des lignes du bilan et du hors bilan devrait pouvoir être réévaluée à la juste valeur, c’est-à-dire à la valeur économique de marché, autrement dit à la valeur transactionnelle immédiate de tout actif ou passif. Si l’on n’en est pas encore là en l’état actuel de ces normes comptables internationales, elles ont eu le mérite intéressant d’acclimater la notion de juste valeur à des pratiques comptables jusque-là davantage obsédées par le principe de prudence que par celui de valorisation au prix du marché.

Ces nouvelles normes permettront, en outre, plus de transparence dans les comptes, en annihilant, par exemple, les possibilités – jusqu’alors abusivement utilisées – de pratiquer la défaisance « Canada Dry », puisque dans un certain nombre de montages le risque final restait à l’entreprise, alors qu’elle l’avait fait disparaître cosmétiquement de son bilan. Il en ira de même des « produits structurés », qui cachent des options permettant facialement de rehausser le rendement de l’actif ou d’abaisser le coût du refinancement, tout en occultant le risque réel lié à la vente implicite des options… L’élargissement du champ des IFRS, comme en atteste leur succès fulgurant dans de nombreux pays émergents, est susceptible d’être interprété comme un facilitateur d’échanges d’informations, préalable nécessaire aux transactions économiques, tant réelles que financières. Les IFRS participent sans doute, en ce sens, de la levée partielle du risque informationnel tant rédhibitoire dans certaines régions du monde. Plus au Nord, les IFRS auront sans doute pour effet d’accroître la comparabilité des bilans et d’introduire davantage de transparence dans la communication financière des grandes entreprises.

La seconde innovation concomitante, tout aussi majeure dans son esprit comme dans sa lettre, réside dans l’immense chantier que constitue la réforme du ratio de solvabilité bancaire par le Comité de Bâle II, émanation de la Banque des règlements internationaux, elle-même érigée en principal forum de discussion transfrontalier des banquiers centraux en matière de supervision et de régulation. De Cooke à MacDonough, les normes prudentielles régissant l’équipement en fonds propres des banques ont franchi un cap qualitatif considérable. En effet, entre le premier accord de capital de 1988 (dit de Bâle I) et le second attendu pour 2005-2007 (dit de Bâle II), la normalisation prudentielle, même si elle n’a guère changé d’esprit, s’est autorisé un niveau de sophistication jamais égalé jusqu’ici, et c’est sans doute une bonne chose, compte tenu de la complexité des risques bancaires sous-jacents qu’il s’agit de couvrir en capital. Ici n’est pas le lieu pour dresser une synthèse des travaux en cours au sein du Comité de Bâle ; il n’est toutefois pas superflu d’en interpréter le sens, au regard de ses contenus les plus inédits.

Co-écrit avec ANOUAR HASSOUNE
Professeur d’économie à HEC, Analyste, Standard & Poor’s.

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Normes comptables : pour le meilleur et pour le pire ?

Article publié dans Le journal Les Echos en 2004

Le caractère concomitant de ces deux chantiers, a priori indépendants, est en réalité révélateur d’une volonté affichée d’organiser un « aggiornamento », largement concerté, du langage commun et du canevas prudentiel des entreprises comme plus spécifiquement des professionnels de l’intermédiation financière. En effet, tant l’acclimatation des normes comptables internationales (IAS ou IFRS) en Europe dès 2005 que le raffinement progressif des documents consultatifs du Comité de Bâle, deuxième du nom, au sujet d e la réforme du ratio de solvabilité bancaire participent de l’accompagnement de la mondialisation des transactions financières.

L’entrée des normes IFRS de plain-pied en Europe dès 2005 et leur acclimatation actuelle dans de nombreux pays émergents sont de bon augure pour le processus naissant de standardisation du langage pratiqué par les financeurs et les financés internationaux. En outre, leur approche se veut plus économique, comptabilisant les éléments du bilan plutôt à leur « fair value », soit à leur valeur de marché, qu’à leur valeur historique. Ces normes ont pour ambition de permettre une transparence nettement plus forte et de garantir à l’investisseur comme au prêteur une information globalement plus fiable, donc une analyse plus juste des entreprises émettrices.

La seconde innovation concomitante, tout aussi majeure dans son esprit comme dans sa lettre, réside dans l’immense chantier que constitue la réforme du ratio de solvabilité bancaire par le Comité de Bâle II. Entre le premier accord de capital de 1988 et le second attendu pour 2005-2007, la normalisation prudentielle, même si elle n’a guère changé d’esprit, s’est autorisé un niveau de sophistication jamais égalé jusqu’ici. Le nouveau ratio de solvabilité en gestation se veut explicitement plus exhaustif, notamment par l’introduction de la couverture en capitaux propres du risque opérationnel. De surcroît, le nouvel accord de Bâle consacre le passage d’une approche forfaitaire de la quantité de capital réglementaire nécessaire à une banque (un pourcentage préfixé par nature de ses engagements), à une approche plus réelle et différenciée, fondée sur un calcul de probabilité de survenance des risques de contrepartie. Du même coup, ce nouveau ratio de solvabilité devient ainsi un quasi-outil de gestion du risque davantage qu’une simple contrainte prudentielle, notamment via l’incitation explicite à développer des instruments de « rating » interne.

Ces innovations contiennent cependant un potentiel important d’accroissement de l’instabilité macrofinancière. Les auteurs des nouvelles normes comptables, en choisissant de privilégier la comptabilité en valeur de marché, présupposent que la valeur vraie, juste, ne peut être que celle donnée par l’équilibre instantané de l’offre et de la demande, seule référence objective qui s’imposerait en transparence. Or, si l’on ne succombe pas à une vision idéologique du monde, une telle référence, si elle se justifie dans un nombre certain de cas, paraît moins évidente, moins simple et moins universelle qu’il n’y paraît en première analyse.

Au-delà même du problème posé par l’existence de nombreux actifs pour lesquels il n’existe pas de marché liquide, on peut légitimement arguer que la valeur des actifs et des passifs qui contribue à la détermination des fonds propres de l’entreprise n’est comptabilisée valablement que dès lors qu’elle s’appuie sur un prix d’équilibre, donc stable. Sans quoi la volatilité des fonds propres s’avérerait très élevée et ne pourrait que déstabiliser l’analyse de la solidité de l’entreprise, donc le jugement de ses prêteurs et de ses investisseurs.

Cette volatilité ne pourrait, en outre, que raccourcir singulièrement l’horizon de la politique qui oriente la trajectoire de l’entreprise. L’histoire longue des marchés financiers, comme celle des vingt dernières années, a clairement montré que la volatilité des prix de marché des actifs financiers était très largement supérieure à celle des fondamentaux qui sont censés les déterminer. Aussi la valeur instantanée du marché peut-elle ne pas correspondre du tout à la valeur fondamentale de l’actif en question, de par une sur ou sous-évaluation récurrente, caractéristique des marchés d’actifs patrimoniaux.

Il serait donc tout à fait légitime de différencier les modes de valorisation des actifs en fonction de l’horizon de la nature de chaque entité comptable. Il est ainsi déraisonnable et dangereux d’appliquer les mêmes normes de comptabilisation par exemple à une banque de marché _ dont l’horizon est très court et dont la valeur instantanée de marché de ses actifs et éléments de passif représente bien sa santé financière _ qu’à une banque de détail ou à un fonds de pension _ engagés sur le très long terme. Faute de quoi la norme comptable influera sur le comportement de l’entité elle-même et impliquera un « court-termisme » absolu, qui renforcera encore davantage la volatilité des marchés financiers et le caractère autoréférentiel de la formation des prix.

Donc, in fine, la fréquence et l’amplitude des bulles spéculatives comme des moments de panique. Dans le même esprit, l’application de la norme IAS 39 _ qui précise le mode de comptabilisation des instru ments de couverture _, telle que définie pour le moment, accroîtrait la volatilité des comptes des banques et les inciterait dès lors clairement à reporter le risque de taux d’intérêt sur leurs clients et à davantage titriser. Cela modifierait insidieusement et en profondeur le mode de fonctionnement du système financier européen.

L’introduction du nouveau ratio de solvabilité bancaire induit, quant à lui, un risque important de procyclicité du crédit et, via l’accélérateur financier, d’augmentation de la cyclicité de l’économie réelle elle-même. Les banques seront en effet autorisées, dans le cadre du nouvel accord de capital, à utiliser des « ratings » internes. Les études empiriques sur le sujet ont montré que les « ratings » internes des banques sont à horizon plus court que le cycle réel. Ici encore l’instabilité macrofinancière risque d’en être accrue.

En Collaboration avec M. ANOUAR HASSOUNE professeur à HEC, analyste chez Standard & Poor’s.