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Une vie de banquier

Ce professeur d’économie a transformé la BRED, qu’il a dirigée pendant plus de dix ans.

Il arrive légèrement essoufflé, s’excusant de son retard dans un grand sourire. Élégant dans son costume sombre et sa cravate en soie bleu ciel, Olivier Klein, le directeur général de la BRED, invite à entrer dans son bureau contemporain dominant la Seine et peuplé de statues africaines dont il fait la collection. Mais la vraie passion de cet amateur des arts premiers est la banque, et en particulier la sienne, qu’il dirige de main de maître depuis plus de dix ans, avec succès puisque le produit net bancaire a augmenté de 70% en une décennie. Ce patron est également professeur à HEC et auteur de nombreuses publications. Une vie bien remplie, « un accomplissement », dit-il, dont il est fier. Il peut ainsi passer des heures à parler des marchés mondiaux, multipliant les traits d’humour et usant de pédagogie pour décoder un monde complexe fermé aux profanes.

Pourtant, à 65 ans, après un parcours exemplaire à la tête de grands établissements, il a dû quitter la BRED, à la fin mai. Lorsqu’il évoque ce départ imminent, en ce jour d’avril, les yeux de cet homme au caractère joyeux se voilent. « Ce n’est pas facile de partir », avoue-t-il sans détour. Ayant atteint la limite d’âge, il a laissé à regret son poste. Un petit moment d’abandon vite oublié lorsqu’il se met à raconter son épopée bancaire, commencée au début des années 1980.

Spécialiste des fusions-acquisitions

L’économie, rien que l’économie. Lorsqu’Olivier Klein sort diplômé de l’École nationale de la statistique et de l’administration (ENSAE), du cycle d’études supérieures d’HEC et d’une licence à l’université Panthéon-Sorbonne, il hésite. Va-t-il devenir un économiste distingué, plongé dans les études et les prévisions? Tentant, mais le jeune homme préfère finalement la banque, située « au carrefour de l’économie ». Il se souvient : « J’avais besoin d’agir, de réaliser des choses concrètes ». En 1985, il intègre donc la Banque française du commerce exté- rieur (BFCE), devient directeur du département de conseil en gestion de risque de change et de risque de taux d’intérêt et construit des offres complexes pour les grands groupes. Puis il crée la banque d’affaires de la BFCE, qu’il dirige. Ce métier le comble. Mais cela ne suffit pas à son bonheur. Alors, pour continuer à plancher sur la macroéconomie et satisfaire sa grande curiosité, il devient professeur affilié à HEC : « Je ne joue pas au golf, je n’ai pas de hobby, mais j’ai besoin de réfléchir et de transmettre; cela me permet d’être un meilleur banquier », plaide- t-il, affirmant qu’il a su prévoir la crise financière de 2008, grâce à une veille permanente, à l’appréhension globale du système et à un regard toujourscritique. « Constammentàl’écoutedes signaux faibles du marché, c’est un visionnaire ; il sait anticiper puis décliner sa stratégie », observe Françoise Epifanie, directrice du développement de la BRED. Une double vie qui le rend atypique dans l’univers de la banque : « Il est à la fois un intellectuel, professeur d’économie, et un opérationnel très précis : un équilibre très rare ! », confie Éric Lombard, directeur général de la Caisse des dépôts. Accrocheur, bosseur – « Il a une capacité de travail hors‐norme », dixit un cadre dirigeant –, il n’a jamais lâché le professorat. Même lorsqu’il intègre le groupe Caisse d’Epargne, en 1998, où il est d’abord nommé président du directoire de la Caisse d’Epargne Île-de-France Ouest avant d’être dépêché à Lyon. Pource Parisien depuis quatre générations, c’est le premier job hors de la capitale. Mais ce gourmand, amateur de bons vins, adore l’endroit et « prend conscience du fait régional français », affirme-t-il. Olivier Klein réalise que c’est la forte implication des directeurs d’établissement partout en province qui explique le succès des banques de détail. Spécialiste des fusions-acquisitions, il est chargé de marier la Caisse d’Epargne des Alpes et celle de Rhône-Alpes Lyon. Un prélude aux futurs rapprochements, comme celui des Banques Populaires avec les Caisses d’Epargne en 2008 (devenu la BPCE), auquel il a activement participé.

Directeur général en charge de la banque commerciale et des assurances au sein du groupe nouvellement constitué, Olivier Klein lorgne très vite sur la BRED –dont il a fait « un petit bijou », admire Edmond Alphandéry, ancien ministre de l’Économie, qui fut son professeur. Profitant du départ à la retraite de son prédécesseur, il prend sa tête en 2012. C’est une banque entrepreneuriale, « la plus complète du groupe BPCE », se réjouit-il. Il la développe à marche forcée, à contre-courant de l’ensemble du secteur bancaire, pressé de privilégier le digital au détriment des établissements physiques. Lui, au contraire, maintient les agences en place, en ouvre d’autres et augmente le nombre d’employés. Sûr de sa stratégie, il lance le concept de « banque sans distance », par opposition aux pure players (à distance) et augmente son budget formation de 40%, afin de permettre à ses salariés d’accompagner au mieux leurs clients dans leurs projets de vie. « Il a compris que la réussite d’une entreprise passait par la qualité de ses équipes », souligne un proche. Lui veut faire de la BRED une banque 100% conseil, au grand dam de son équipe, qui le trouve un peu trop audacieux et pressé.

Perfectionniste

Pourtant, la crise du Covid-19 lui donne raison et accélère la transformation. L’ambitieux décide également de conquérir de nouveaux marchés et accélère au Cambodge et aux îles Fidji : « Il s’est installé dans des endroits où les banquiers ne vont généralement pas, et il a eu raison », constate Edmond Alphandéry. Sans fausse modestie, Olivier Klein se réjouit lui aussi de ses résultats, qu’il envoie à tous ses proches! Son goût pour la haute stratégie ne l’empêche pas de suivre quotidiennement la vie de l’entreprise. Il fait souvent le tour des agences en régions et commence toujours ses visites par la vérification des guichets automatiques. Homme de communication – et de discours –, il apprécie ces tournées au cours desquelles il échange avec ses salariés, les rassure et les mobilise. En revanche, ce perfectionniste ne supporte pas l’à-peu-près. « Il ne lâche rien, il est sur tous les fronts, quelle que soit l’activité », reconnaît Françoise Epifanie, qui plaisante : « C’est un peu Monsieur Plus. » Et s’il sait déléguer lorsqu’il a confiance, le patron bienveillant garde toujours un œil sur tout. Même en vacances, il a du mal à décrocher.

À l’approche de son départ, le sexagénaire se sent en pleine forme. Il a beau adorer sa collection de statues africaines comme celles de Papouasie-Nouvelle-Guinée qui trônent chez lui dans une pièce dédiée, Olivier Klein est prêt à repartir vers de nouvelles aventures.

L’Hémicycle – Corinne Scemama
Article publié le 19 juin 2023.


Dates clés

  • 15 juin 1957 : Naissance à Paris.
  • 1985 : Directeur du département de conseil en gestion de risque de change et de risque de taux d’intérêt des grands clients de la Banque française du commerce extérieur (BFCE), puis de la banque d’affaires qu’il crée au sein du groupe.
  • 1985 : Professeur affilié à HEC.
  • 1998 : Président du directoire de la Caisse d’Epargne Île-de-France Ouest, puis de la Caisse d’Epargne Rhône-Alpes Lyon.
  • 2010 : Directeur général du groupe BPCE, en charge de la banque commerciale et des assurances.
  • 2012 : Directeur général de la BRED.
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« L’entretien HEC » – replay

J’ai eu le plaisir d’être invité par Hedwige Chevrillon, Rédactrice en Chef du Grand Journal de L’Eco chez BFM Business et Vincent Beaufils, Directeur de la publication de Challenges en tant que Grand invité de l’émission « l’entretien HEC » diffusé sur BFM Business et le site internet du magazine Challenges.

Au sommaire de cette interview de nombreux sujets liés à la banque et l’économie en général.

Actualité : impact du conflit en Ukraine sur la bourse, sur les entreprises, dépendance au réseau SWIFT des banques, inflation, croissance, enjeux pour les banques centrales.

Echange avec Ada Di Marzo, Directrice générale de Bain & Company

Business : ma stratégie pour la BRED, l’investissement dans la valeur ajoutée et l’humain, le rôle du conseiller, l’intégration du digital, l’engagement pour l’égalité des chances.

Questions d’étudiants et alumni HEC dont Bertrand Badré, Fondateur du fonds Blue like an Orange et Jeremy Ghez, Professeur d’économie et d’affaires internationales : attentes vis-à-vis de la banque, économie durable, soutien à l’économie des DOM, évolution des taux d’intérêt, réglementation bancaire, enseignement, stratégie internationale.

Enfin j’ai pu présenter et partager mes réflexions sur mon essai « Crises et mutations : petites leçons bancaires » un essai publié par la Revue Banque associée aux éditions Eyrolles.

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Le risque d’instabilité financière peut-il venir des non-banques ?

Les pratiques, mais aussi les règles comptables, ont leur influence dans le comportement des banques et du secteur non bancaire, deux segments complémentaires tout en étant concurrents. La réglementation a aussi son rôle. D’où la nécessité de réfléchir à une réglementation pour les non-banques.

Faire correspondre les capaci­tés de financement des uns et les besoins des autres, telle est l’ambition du système finan­cier. Autrement dit, des banques et des marchés financiers. Ces deux composants ont des rôles pour partie identiques et pour partie distincts. Les deux contribuent au financement des acteurs économiques. La part de la finance de marché a fortement monté dans le monde depuis la grande crise financière. Elle atteint jusqu’à envi­ron 50 % des financements en géné­ral, et 30 % pour le segment des cor­porate. Il est d’ailleurs utile que les fonds de placements, les gestion­naires d’actifs et les investisseurs institutionnels – acteurs majeurs des marchés financiers – prennent leur part dans les financements. Car les banques ne peuvent suffire à elles seules à assurer la totalité à financer.

Les marchés acceptent des risques refusés par les banques

De plus, ils peuvent apporter des capitaux à des entreprises plus dif­ficiles à financer par les banques, notamment aux start-up ainsi qu’à l’innovation en général. Explication : le risque de crédit de ces secteurs est généralement trop élevé pour les banques, vu la contrainte de protection des dépôts qui leur sont confiés. Les fonds d’investissement peuvent accepter de perdre davantage si, en moyenne dans le temps, les gains en capital réalisés sur les entreprises qui survivront et réussiront sont supérieurs aux pertes et si leurs détenteurs acceptent de prendre ce risque.

Les deux types d’acteurs composant le système financier sont en outre différents du point de vue de la stabi­lité financière. D’une part, parce que les banques inscrivent à leur bilan la valeur historique des crédits accordés. Elles doivent provisionner le risque de façon statistique, mais aussi au cas par cas en fonction de leur appréciation d’une éventuelle dégradation com­promettante de la capacité de rem­boursement de chaque emprunteur. En revanche, les fluctuations des opi­nions moyennes sur la qualité du risque ne sont pas prises en compte et n’en­traînent aucune variation comptable.

Une appréhension différente du risque

L’approche est totalement différente du côté des fonds : ils doivent enregis­trer à chaque instant la variation de la valeur de marché de leurs investisse­ments financiers, en application des règles comptables de fair value. Cela induit une différence de comporte­ment considérable entre les banques et les fonds. Les banques choisissent de faire crédit en fonction de leur ana­lyse de la capacité de remboursement dans le temps de l’emprunteur. Les fonds, eux, choisissent d’acheter des obligations en fonction de ce qu’ils pensent de l’évolution de l’opinion majoritaire du marché quant à la valeur de la prime de risque affec­tée à l’emprunteur. Pourquoi prêter si l’on pense que la valeur de l’obli­gation s’abaissera prochainement même si l’on ne craint pas in fine un non‑remboursement ? Sauf à ce qu’il soit conditionné fortement par la perspective de la titrisation des crédits octroyés ou de la revente des risques par CDS[1], le comportement des banques est donc bien plus stable par construction que celui des fonds. Les mécanismes de valorisation de ces derniers sont en effet beaucoup plus volatils, car liés aux phénomènes auto-référentiels des marchés.

En outre, les fonds ne prennent pas les risques financiers sur eux-mêmes. Tant les risques de crédit, de taux d’intérêt que de liquidité sont effectivement laissés dans les mains des investisseurs finaux, ménages ou entreprises. Alors que dans le cas de l’intermédiation bancaire, les banques prennent à leur charge ces risques sur leurs propres comptes de résultats. Et elles le font de façon professionnelle, réglementée et supervisée. Permettant ainsi aux ménages et aux entreprises n’en ayant pas la compétence ou le désir de ne pas les prendre.

Prise de risque accrue des taux très bas

Les banques et les intermédiaires financiers non bancaires comme les fonds sont donc tous les deux très utiles, tout à la fois concurrentiels et complémentaires. Mais la proportion accordée à chacun dans le système financier global participe fortement à la stabilité ou l’instabi­lité d’ensemble. Ajoutons un point fondamental, sur lequel les grandes banques centrales sont en train de se pencher. Depuis la grande crise finan­cière de 2007-2009, la réglementation des banques s’est significativement renforcée, notamment via les ratios de solvabilité exigés (plus de capitaux propres pour des risques identiques) et l’établissement de ratios contrai­gnants limitant le risque de liquidité. Il n’existe pas de réglementation de ce genre pour les intermédiaires finan­ciers non bancaires.

Or, la politique monétaire de taux très bas très longtemps a conduit progressivement les acteurs finan­ciers, pour le compte des épargnants, à rechercher du rendement, en pre­nant de plus en plus de risque. En termes de risque de crédit – incluant des effets de levier de plus en plus élevés – avec des primes de risque écrasées. Comme en termes de risque de liquidité, en allongeant toujours plus les durées de titres de crédit et en abaissant le niveau attendu de leur liquidité. Les actifs des fonds sont ainsi devenus plus vulnérables dans une proportion non négligeable, ainsi que le sou­lignent toutes les études des orga­nismes chargés de la supervision de la stabilité financière dans le monde. Le risque peut ainsi être repoussé hors du système bancaire vers les agents financiers non bancaires, sans contrôle.

Attention à l’aléa moral !

Due à l’impact envisagé de la pan­démie, la violente crise financière de mars 2020 a été heureusement très vite maîtrisée par les banques cen­trales. Elles ont agi très fortement et très rapidement. Mais cette crise a aussi montré la résilience des banques et, parallèlement, la vulnérabilité de nombre de fonds. Les banques cen­trales ont dû acheter des montants très élevés de titres aux fonds en difficul­tés, y compris high yield. Il fallait évi­ter un enchaînement catastrophique, dû notamment à des retraits brutaux d’investisseurs finaux auxquels ne pouvaient pas faire face ces fonds sans accuser de pertes trop importantes ou sans crise de liquidité majeure.

La réglementation prudentielle et macroprudentielle ne peut pas tout, mais elle est essentielle pour atténuer la procyclicité naturelle de la finance et pour prévenir autant que possible le risque d’instabilité financière.

Elle doit impérativement aujourd’hui être étendue et adaptée aux intermé­diaires financiers non bancaires. Elle est en outre indispensable pour lutter contre l’aléa moral, car sans régle­mentation préventive et avec des sau­vetages lors des grandes crises, la prise de risque peut être toujours plus élevée, et ce sans limite ou presque, grâce à une option gratuite donnée par les banques centrales contre les accidents graves. Enfin, la propor­tion entre banques et non-banques dans le système financier pris dans son ensemble doit faire également l’objet d’une analyse et d’une poli­tique adéquates pour définir l’équi­libre le plus favorable, à la fois à la croissance et à la stabilité finan­cière.

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Banque Economie Générale Finance

J’étais l’invité de Hedwige Chevrillon pour l’émission « 12H, l’heure H» sur BFM Business. Succès de la BRED, taux bas… retrouvez mon intervention

Retrouvez l’intégralité de mon intervention à partir de 13’55 ».

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Finance Innovation

Crypto actifs – Libra de Facebook : monnaie ou colossal outil marketing ?

La Libra annoncée par Facebook n’est pas une cryptomonnaie comme les autres. Sa valeur sera adossée à un panier d’actifs qui la rendra quasiment stable. Le projet et son devenir potentiel interrogent sur les risques de désintermédiation bancaire.

L’annonce de la création d’une cryptomonnaie gérée par un conglomérat de grandes entreprises emmenées par Facebook – la Libra – relance les débats sur ces monnaies numériquement natives qui agitent nombre d’acteurs publics et privés. Economistes, régulateurs, responsables publics et acteurs de la finance s’interrogent sur les risques et les potentialités de la Libra qui, à bien y regarder, n’est pas une cryptomonnaie comme les autres.

Les « cryptos », ces monnaies qui n’en sont pas et qui relèvent d’une utopie libertarienne

Les quelque 2 000 cryptomonnaies sont-elles de vraies monnaies ? Elles procèdent, au fond, de l’utopie d’un monde dans lequel la monnaie ne serait plus nationale mais universelle, valable pour tous les pays et pour tout le monde, transférable en toute sécurité et sans coûts. Ces monnaies se passeraient d’intermédiaires, leur valeur ne pourrait être manipulable par des gouvernements ou des banques centrales. Elles seraient gérées de façon décentralisée et privée. Elles garantiraient l’anonymat des transactions, et son gardien serait non pas une banque centrale mais un algorithme supposé infaillible. Une forme d’anarcho-capitalisme…

Pour bien évaluer ce que sont les cryptomonnaies et leur instabilité potentielle, il faut revenir un instant à l’histoire de la création monétaire. Les premières monnaies bancaires étaient émises dans des quantités qui ont été des multiples de plus en plus élevés des avoirs des banques en métaux précieux, or et argent. Elles circulaient et étaient librement régulées par le jeu de l’offre et de la demande. Ce système s’est progressivement révélé profondément instable et créateur de crises financières et bancaires. Ce qui a amené à la création des banques centrales, pour homogénéiser l’espace monétaire et pour assurer le rôle de prêteur en dernier ressort lors des crises systémiques.

Dans un second temps, la monnaie a été émise non en proportion des avoirs en or ou argent, mais ex nihilo en fonction du développement de l’économie. Les banques ont créé ainsi de la monnaie en faisant crédit. Et le système a été régulé par une autorité institutionnelle externe : la banque centrale, qui, en conduisant une politique monétaire, a créé la possibilité d’une stabilité. De l’utilité des institutions et des règles.

Un actif hyper spéculatif

Les cryptomonnaies n’ont quant à elles pour contrepartie ni l’or ni l’argent, et pas davantage les besoins de l’économie puisqu’elles sont émises par des individus privés en fonction de règles qu’ils fixent arbitrairement. Ces monnaies n’en sont donc pas. Elles sont donc hautement instables. Il n’est en effet pas conceptuellement possible que tout un chacun puisse créer sa propre monnaie, alors même que pour être une monnaie, il faut qu’elle soit reconnue par tous comme un moyen de paiement qui libère de la dette celui qui s’en sert afin de régler autrui. Si chacun pouvait être émetteur de sa propre « monnaie », chacune de ces « monnaies » ne pourrait en aucun cas recevoir la confiance de tous les autres, pour être acceptée par l’ensemble des agents économiques comme moyen de paiement libératoire. La valeur de ces « monnaies » varie ainsi de façon totalement spéculative, voire erratique, sans la base d’une confiance due au rôle institutionnel des émetteurs. Les cryptomonnaies ne sont donc pas des monnaies mais au fond des actifs hyper spéculatifs, comme le monde financier en crée de temps en temps lorsqu’il s’échappe complètement de l’économie réelle.

Pour autant, si ces pseudo-monnaies ne contribuent pas au bien commun, comme le dit Jean Tirole, la technologie de cryptage sur laquelle elles reposent, la blockchain, ouvre un champ des possibles technologiques intéressant.

Un OVNI sur la planète Crypto : la Libra

La Libra est différente des autres cryptomonnaies pour deux raisons majeures. Le nombre potentiel d’utilisateurs, tout d’abord. Avec 2,4 milliards de comptes, Facebook est en capacité de convertir un nombre considérable de « fidèles ». Cette cryptomonnaie peut donc éventuellement être rapidement massivement utilisée.

De plus, et contrairement aux autres cryptomonnaies, la valeur de la Libra sera adossée à un panier de monnaies et d’actifs souverains – sur la base ou sur le principe du 1 pour 1 – qui la rendra quasiment stable. Chaque Libra créée aura sa contrepartie. Facebook ne frappera donc pas monnaie, au sens pur du terme. Tout se passera alors comme s’il s’agissait d’un « currency board », ou d’un moyen de paiement interne à un système, comme les jetons de casino ou les boules dans l’ancien système des villages du Club Med.

Quelles conséquences pour les banques, les régulateurs, les États et les citoyens si la Libra venait à être massivement utilisée ?

Le paiement et le transfert d’argent

Si de grands acteurs du paiement et du transfert d’argent, installés ou challengers, ont décidé de faire partie de Calibra (la fondation qui gèrera la Libra), c’est parce qu’à court ou moyen terme, cette monnaie constitue pour ce marché un risque de désintermédiation pour eux. En effet, la taille et le nombre de clients des acteurs formant Calibra rendent plausible un scénario d’« ubérisation ».

Une activité de crédit et une création monétaire… un jour ?

Calibra ne frappera pas monnaie au sens strict, du fait de son adossement parfait à un panier d’actifs. Tant que le 1 pour 1 sera la règle, l’impossibilité de créer des Libra ex nihilo, ce que font les banques avec leur monnaie nationale, empêchera Calibra ou ses satellites de jouer un rôle d’établissement bancaire classique. Mais il serait par exemple tout à fait possible pour un établissement financier non bancaire de prêter des Libra en les empruntant à des particuliers ou à des entreprises. La surface des acteurs de Calibra et les 2,4 milliards de prêteurs et d’emprunteurs éventuels peuvent laisser imaginer l’importance potentielle d’un tel phénomène de shadow banking.

En outre, la fondation suisse gérant ce « currency board » pourrait fort bien, le jour où la Libra sera bien acceptée par un large public, desserrer la contrainte du 1 pour 1 qu’elle souhaite aujourd’hui s’imposer. Suivant ainsi l’exemple historique des banques vis-à-vis des métaux précieux, elle pourrait aisément commencer un jour à créer à proprement parler de la monnaie, en créant des Libra dans un multipledes quantités de devises reçues et placées en contrepartie. Ce jour-là, le monopole du droit de battre monnaie aura échappé aux nations.

Une réorientation de l’épargne au détriment du secteur privé

Que ce soit en permettant de se protéger d’un risque d’inflation ou de change dans un pays, ou de disposer d’une monnaie donnant un avantage lors d’achats, etc., la Libra pose clairement la question du risque de désintermédiation bancaire. Car la règle du 1 pour 1 implique que l’argent sorte du circuit des banques pour acheter des Libra, et que ces sommes échangées soient placées par Calibra essentiellement en dette souveraine. Ce serait alors une partie de l’épargne qui ne pourrait plus être mobilisée [localement] par les banques en faveur des agents privés de toutes tailles [au niveau national], du particulier à la grande entreprise en passant par les PME, cette épargne étant appelée en échange à financer, par l’intermédiaire de Calibra, des États « sûrs ».

Un risque pour la souveraineté des États

Les pays à monnaie faible pourraient observer une fuite vers la Libra impossible à endiguer puisque accessible partout, par tous, précipitant ainsi la dévaluation de la monnaie du pays et la fuite de l’épargne hors des frontières. Or perdre le contrôle de sa monnaie équivaut à perdre une partie de sa souveraineté.

Les services financiers gratuits relèvent du fantasme ; banquier, c’est un métier

Si Calibra s’en tenait à mettre en place une unité d’échange universelle qui permette d’acheter auprès d’un conglomérat de partenaires et de bénéficier d’avantages commerciaux, l’on pourrait imaginer que cette cryptomonnaie réponde à une partie de la promesse faite. Elle resterait gratuite et les partenaires prendraient pour eux les coûts (humains, technologiques, etc.) inhérents à la gestion de la Libra, considérant cela comme des coûts marketing. Mais, si le système Libra commence à vouloir vendre des services financiers, il est certain que les prix de ces services ne se différencieront guère de ceux des professionnels du secteur aujourd’hui.

En outre, tant pour les moyens de paiement que pour les éventuels services financiers à venir, la Libra sera l’objet de l’attention de tous les régulateurs. La seule annonce de la volonté de créer la Libra l’année prochaine a déclenché une salve de réactions et d’enquêtes par les autorités prudentielles et monétaires de tous les pays, ainsi que par le Congrès et les régulateurs américains, habituellement plutôt enclins à favoriser l’expansionnisme des GAFAM. Et si Libra respectait les régulations qui devraient s’imposer à elle, le coût en résultant ne permettrait plus la gratuité.

Une expérience client compatible avec l’univers des GAFAM ?

Ajoutons que l’« expérience client » ne correspondra en rien à l’univers que proposent les GAFAM à leurs clients, celui de l’apparente gratuité, de l’extrême facilité d’usage et de la totale instantanéité. Le client devra en effet décliner son identité avant d’ouvrir un compte Libra ou devra justifier l’origine de l’argent qu’il souhaite convertir en Libra, pour répondre au même souci de lutter contre l’argent de la drogue, du crime, du trafic d’armes, du terrorisme, comme de lutter contre la fraude fiscale, ainsi que les régulateurs l’exigent des banques.

Un respect garanti de la conformité ?

Pour autant, le système Libra, même en accord avec la régulation de chaque pays, permettrait de tels usages critiquables (blanchiment d’argent en tout genre), car il suffirait d’acheter des Libra dans des pays à régulation faible ou nulle et de les faire circuler ailleurs.

Enfin, outre toutes les autres données personnelles, déjà si nombreuses, engrangées par les réseaux sociaux notamment, confier en plus les données de paiements, de revenus et de dépenses à Libra conduirait encore davantage à produire une société où toute vie privée serait publique. Et ces données additionnelles seraient utilisées pour accroître toujours plus la pression des sollicitations commerciales, via un ciblage de plus en plus intrusif des publicités.

Rappelons que les banques en revanche assurent la confidentialité de ces données.

Des risques multidimensionnels

Certains penseront qu’il s’agit de protéger les intérêts d’opérateurs de l’« ancien monde ». Il n’en est rien. Il ne s’agit en fait que de protéger les citoyens et la stabilité monétaire et financière, c’est-à-dire in fine leur bien-être. Les protéger des risques de perte de souveraineté des États les plus fragiles, de la réorientation de l’épargne en dehors de l’économie privée, des potentialités offertes à l’industrie du crime par une monnaie non régulée, de placements hasardeux, comme de la sur-utilisation de leurs propres données à des fins commerciales ou peut-être même politiques un jour.

Il convient que tous les acteurs bancaires expliquent bien parallèlement le rôle social et économique essentiel de la banque : faire se rencontrer les capacités et les besoins de financement des uns et des autres, et de prendre pour elles-mêmes, sur leur propre compte de résultat, de façon professionnelle et régulée, les risques financiers, soit les risques de crédit, de taux d’intérêt et de liquidité, que la plupart des épargnants et des emprunteurs ne veulent prendre pour eux-mêmes. C’est ce rôle global qui permet à l’économie de financer au mieux sa croissance. Il faut bien y penser avant, le cas échéant, de laisser se produire une désintermédiation bancaire non régulée.

Retrouvez cette analyse parue dans Revue Banque ici.

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Crise économique et financière Finance

À quand la prochaine crise financière ?

Table ronde avec Lorenzo BINI SMAGHI, Président du Conseil d’Administration de la Société Générale et ancien membre du directoire de la BCE ; Charles CALOMIRIS, Professeur, Financial Institutions à la Columbia University ; Antoine LISSOWSKI, Directeur général de la CNP ; Shubhada RAO, Chef économiste à Yes Bank ; Wilfried VERSTRAETE, Président du Directoire d’Euler Hermes et Olivier KLEIN, Directeur Général de la BRED et professeur d’économie financière à HEC.

La grande crise financière précédente a entraîné un risque déflationniste justifiant les politiques monétaires non-conventionnelles, avec des taux courts à zéro, voire négatifs, et des taux longs tendant vers zéro grâce au Quantitative Easing. Fixer les taux d’intérêt long terme en dessous du taux de croissance nominal a pour effet d’aider les acteurs surendettés à retrouver une santé financière plus aisément. Cela permet aussi, parallèlement et conjointement, de relancer l’économie.

Depuis quelques années, nous sommes sortis du risque déflationniste, avec un indéniable regain de croissance et une nette reprise du crédit, bien que plus tôt aux États-Unis que dans la zone euro, même si récemment des signes de ralentissement sont apparus , représentatifs d’un retournement classique du cycle économique .

Le maintien d’une politique monétaire très accommodante, et même exceptionnelle n’a plus lieu d’être dès lors qu’il n’existe plus de risque déflationniste. Aux Etats-Unis, on a certes un peu infléchi cette politique, la Fed ayant commencé à remonter ses taux directeurs depuis 2016 et à sortir progressivement du Quantitative Easing depuis 2017. En zone euro, depuis fin 2018, les achats nets de titres liés au Quantitative Easing ont cessé, le bilan de la BCE ayant été ainsi stabilisé et non diminué, mais ses taux directeurs sont restés inchangés à des niveaux égaux à zéro et même négatifs.
En outre, on annonce aujourd’hui, tant aux États-Unis que dans la zone euro, que l’on pourrait revenir à des baisses de taux et reprendre éventuellement les achats nets du QE.

Pourquoi ?

Parce que l’inflation n’est pas au niveau souhaité, disent les banques centrales. Le sera-t-elle à court terme ? Ce n’est pas le débat ici, mais ce n’est pas évident. Les effets de la mondialisation, de la révolution technologique, ainsi que les modes actuels de régulation du marché du travail semblent pousser au fort aplatissement de la courbe de Phillips. Si l’inflation ne devait pas significativement remonter, pourrait-on poursuivre très longtemps cet objectif, par des taux courts et longs proches de zéro ou négatifs ?

Plus vraisemblablement, la raison tacite des banques centrales d’agir ainsi tient au fait qu’elles appréhendent une remontée des taux qui poserait de sérieux problèmes d’insolvabilité au secteur privé. Mais aussi au secteur public, un sujet de dominance fiscale apparaissant donc, puisque les banques centrales semblent contraintes de ne pas compromettre la solvabilité des États.

Ajoutons aussi actuellement la crainte affichée d’un retournement de conjoncture qui expliquerait en outre le souhait des banques centrales de conduire des politiques encore plus accommodantes.
De ce fait, pour toutes ces raisons, on s’accorde à dire la plupart du temps que les taux très bas sont installés pour très longtemps. C’est le low for long. Selon moi, cette situation crée un dangereux cercle vicieux, car conserver trop longtemps des taux d’intérêt nominaux inférieurs au taux de croissance nominal n’aide pas les acteurs économiques à se désendetter, mais les incite au contraire à poursuivre leur endettement. Et cela pousse les emprunteurs, d’une part, et les épargnants et les investisseurs institutionnels, d’autre part, à prendre des risques de plus en plus inconsidérés, pour les uns, quant à leur structure financière et, pour les autres, pour trouver, coûte que coûte , un peu de rendement.

Cela conduit directement à une instabilité financière accrue, donc à un risque de crise financière accru. Si l’on étudie de façon historique et analytique toutes les crises financières, l’on peut identifier aujourd’hui très clairement les signaux annonciateurs d’un cycle financier assez mûr, qui peut conduire tôt ou tard, même si on ne sait évidemment jamais exactement quand, au retour d’une crise financière potentiellement importante.

Les trois formes canoniques des crises  financières systémiques sont la crise liée à l’éclatement de bulles spéculatives sur les actifs patrimoniaux (actions, immobilier), la crise liée à l’éclatement d’une bulle de crédit et la crise de liquidité. Les trois formes de crises pouvant bien entendu se combiner entre elles. D’où la crise pourrait-elle venir cette fois-ci ? Sans doute pas d’une bulle sur les marchés boursiers. Les PER ne sont pas excessifs par rapport à leurs tendances passées, même si les indices battent leurs records et si certains secteurs semblent surévalués. Il ne semble pas non plus que la bulle immobilière, facilitée par les taux d’intérêt extrêmement bas, ait été un problème extrêmement grave jusqu’alors. Malgré tout, les prix immobiliers continuent de monter, alors que, même corrigés de l’indice des prix général, ils sont revenus dans beaucoup de pays à des niveaux proches ou supérieurs à ceux de l’avant crise. Crise elle-même déclenchée en 2007 par l’éclatement d’une bulle immobilière liée à une bulle de crédit.
Mais surtout, aujourd’hui, ce qui est inquiétant, c’est la bulle de crédit elle-même. Elle n’est pas spécifiquement bancaire, car elle concerne toute forme d’endettement permis également par tous les investisseurs financiers, fonds de placement, assureurs, fonds de retraite… Le taux d’endettement global mondial a beaucoup augmenté, y compris pendant ces 10 dernières années, depuis la grande crise. Comme nous l’avons dit, cela a été facilité par des taux d’intérêt trop longtemps trop bas par rapport au taux de croissance nominal. Ainsi, par exemplel’endettement mondial, tous acteurs confondus, publics et privés, s’élevait à environ 190 % en 2001, 200 % en 2008 et à 230 % en 2018 du PIB mondial (source : BRI). Les pays avancés sont eux-mêmes passés d’environ 200% en 2001, à 240% en 2008 et à 265% en 2018.

On n’a donc pas connu de désendettement global, y compris dans les pays de l’OCDE, mais un désendettement pour certains agents économiques et dans certains pays.

Mais ce taux d’endettement global plus élevé n’est pas le seul facteur à faire craindre la prochaine crise. Il s’est en effet accompagné, comme à chaque fois lors de chaque phase identique du cycle financier, d’une prise de risque de plus en plus forte, tant de la part des emprunteurs que des investisseurs. Ces derniers, épargnants ou investisseurs institutionnels (représentants la plupart du temps des épargnants), cherchant un peu de rendement, malgré une structure des taux d’intérêt écrasée vers zéro. Il est, il est vrai, difficile d’offrir des rendements négatifs à des épargnants. Donc, les caisses de retraite, les assureurs, les fonds de placement, les banques essaient de bonne foi de trouver des obligations et des crédits un peu rémunérateurs.

On est ainsi en pleine phase euphorique du cycle de crédit, au sens où les acteurs font fi du risque, espérant que les taux d’intérêt restent durablement bas et que la croissance sera éternelle, pour que les risques pris ne soient pas avérés. Ce type de phase est bien repéré historiquement, et le cycle est même, semble-t-il, bien mûr. Les prêts aux entreprises sont ainsi accordés à des firmes de moins en moins solvables, ce qui, par retour, accroît leur fragilité financière. Les prêts et crédits sont de plus en plus longs, de plus en plus illiquides. Les prêts sont accordés de plus en plus in fine, c’est à dire avec un principal remboursable à l’échéance finale, sans amortissement régulier. Une aberration pour le prêteur comme pour l’emprunteur, dès lors que l’emprunteur ne peut répéter cela annuellement de par sa taille moyenne et « joue » sa capacité à renouveler son emprunt sur les conditions financières plus ou moins favorables à l’échéance de son prêt ou crédit. Mais tout le monde en contracte de plus en plus.

C’est également toujours davantage de levier, naturellement, augmentant dangereusement intrinsèquement le risque financier de l´entreprise. Les « collatéraux », soit les garanties, ont fortement baissé en nombre et en qualité depuis quelques années. Quant aux « covenants », ce qui permet de donner contractuellement des limites au ratio d’endettement sur capitaux propres ou sur « EBIT », ils ont été totalement dénaturés. Aujourd’hui, il existe en effet encore assez souvent des covenants, mais comme ils sont fixés à des niveaux tellement peu contraignants, cela revient à donner une limite qui tend vers l’infini. Dans le même temps, les primes de risque ont considérablement baissé, ce qui augmente encore davantage la vulnérabilité des prêteurs.

Ainsi, les banques, les caisses de retraite, les fonds de placement, les assureurs ont commencé à engranger des actifs beaucoup plus illiquides, beaucoup plus risqués, avec des primes de risque beaucoup plus basses. Et les emprunteurs ont commencé depuis plusieurs années à augmenter leur levier, à recourir à des prêts de plus en plus longs et in fine, avec de moins en moins de contraintes financières imposées par les prêteurs, donc à fragiliser leur situation financière.

Alors, quels sont les facteurs susceptibles de faire éclater la bulle ? Bien sûr, tout le monde évoque la remontée des taux d’intérêt. Et comme l’on estime que l’inflation, donc les taux d’intérêt ne remonteront pas de sitôt, on peut finalement penser qu’il ne se produira pas de crise financière.
Je ne le crois pas.

Effectivement, une remontée des taux d’intérêt serait préjudiciable à beaucoup d’acteurs, y compris et en premier lieu aux entreprises « zombies », celles précisément qui seraient insolvables si les taux revenaient à la normale. Rappelons que dans l’OCDE elles représentaient 1 % des entreprises en 1990, 5 % en 2000, 12 % en 2016.

Mais le risque ne vient pas seulement d’une potentielle augmentation des taux qui ne se profile peut-être pas à l’horizon. Il peut venir aussi d’un ralentissement fort de la croissance, car on aurait ainsi une coïncidence entre cycles financiers et cycles réels. Quand cela se produit, la crise bat son plein et l’on assiste alors à une crise systémique. A son tour, un ralentissement prononcé peut provenir d’autres causes que d’une remontée des taux. Des causes géopolitiques peuvent survenir, par exemple. Lorenzo Bini Smaghi a évoqué à ce sujet plusieurs possibilités, ou tout simplement un fort ralentissement peut être dû au cycle classique de l’investissement, productif ou immobilier.

Un fort ralentissement de la croissance provoque une baisse des recettes et des cash-flows. Il devient donc plus difficile de rembourser la dette, tant pour les États que pour les entreprises. Ce même ralentissement induit une hausse des primes de risque, donc une valeur des dettes qui se déprécie brutalement. Et un effet richesse négatif qui accroît la dépression.

Le problème de la dépréciation brutale des actifs est sans doute moindre pour les assureurs et les fonds de retraite, parce que l’argent est en principe bloqué sur le long terme (même si cette caractéristique est aujourd’hui moins vraie pour les assureurs vie en France), et de par la protection des règles comptables spécifiques notamment aux assureurs. Enfin, les règles prudentielles (Solvency 2) des assureurs les protègent davantage contre un risque de ce genre. Mais ce risque est beaucoup plus important pour les fonds de placement qui verraient , en cas de retournement significatif de la conjoncture, se dégrader brutalement la note de ce qu’ils détiennent, ce qui pourrait les conduire à vendre précipitamment et tous en même temps. Et, en cas de dépréciation brutale de la valeur des actifs détenus, un retrait des investisseurs dans les fonds pourrait être précipité. De surcroît, les fonds proposent en général la liquidité à leurs investisseurs, mais achètent de plus en plus d’actifs illiquides. Et j’espère, que les « fund runs », comme on vient d’en voir quelques-uns dans un passé tout récent, ne sont pas annonciateurs de la prochaine crise qui pourrait venir.

Les banques pour leur part sont bien mieux capitalisées qu’auparavant, donc, selon moi, moins risquées. Et elles sont mieux protégées contre le risque de liquidité de par le ratio (LCR) qu’elles doivent respecter à ce sujet.

Le prochain risque de crise financière majeure viendra plutôt, à mon sens, du shadow banking, au sens large du terme. D’autant plus que les politiques macro-prudentielles qui sont censées lutter contre le risque de montée de l’instabilité financière, à supposer même qu’à elles-seules elles puissent le contenir par le maniement contracyclique des ratios prudentiels bancaires, ne s’adressent précisément qu’aux banques. Or, la part de la finance ne passant pas par les banques n’a cessé de monter.

Ajoutons que la structure de la courbe des taux avec des taux écrasés vers zéro, et avec parfois même des taux interbancaires ou de dépôts à la Banque centrale inférieurs à zéro et des taux longs très proches ou inférieurs à zéro, comme en zone euro, fragilise progressivement les banques. Elles seront d’ailleurs peu à peu, de ce fait, moins aptes à prêter au même rythme. Toutefois cela devrait se faire sentir à horizon de quelques années, pas avant. A court terme, les banques sont indéniablement mieux sécurisées que précédemment.

Pour conclure, le danger est que les banques centrales, qui ont lutté contre des risques catastrophiques avec des instruments très innovants à très juste titre, veuillent utiliser ces mêmes armes pour faire face aux seuls retournements conjoncturels et/ou pour protéger trop longtemps les acteurs très endettés. Le régime de politique monétaire peut être l’un des déterminants importants de la dynamique du cycle financier. Donc, si la politique monétaire réagissait, de façon appropriée, très agressivement à l’avènement d’une crise systémique, mais qu’elle restait ultra accommodante pendant la phase ascendante du cycle, cela conduirait alors durablement à des taux d’intérêts proches de zéro et à la montée de l’instabilité financière. Dans ce cas, cela retarderait sans doute la prochaine crise financière, mais augmenterait considérablement sa puissance, en laissant simultanément une politique monétaire bien moins opérante pour y faire face.