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Que faire face à l’instabilité financière ?

Les marchés financiers, indispensables au bon fonctionnement d’une économie moderne, sont régulièrement soumis à des emballements spéculatifs et à des crises qui peuvent affecter durablement la croissance. Cette instabilité est inscrite dans leur nature : l’incertitude qui pèse sur la « juste valeur » des titres est inévitable, et les prix des actifs sont déterminés par les croyances communes que se forgent les acteurs économiques. Le mimétisme, comportement qui peut être individuellement rationnel, aboutit à des erreurs collectives et à des retournements brutaux. Comment éviter ces crises, ou du moins en limiter la gravité ? Au-delà de la création, hautement souhaitable, d’une autorité financière européenne, la mise en place d’un Observatoire de l’instabilité financière pourrait permettre de dépister plus précocement les dérives et d’améliorer l’information des acteurs.

Depuis 1987, les fortes secousses financières ont contribué à accentuer, voire à provoquer, les mouvements de l’économie « réelle ».Cette instabilité accrue n’est pas sans lien avec la déré- glementation et la mondialisation de la sphère financière. Pourtant, le développement de la finance est indispensable au bon fonctionnement de l’économie dans son ensemble, puisqu’elle permet de mobiliser efficacement, grâce aux banques comme aux marchés, les ressources en capitaux des agents excédentaires en faveur des agents ayant des besoins de financement. Elle permet par exemple aux entreprises de se développer davantage en obtenant par avance l’épargne nécessaire au financement de leurs investissements, ou aux pays de financer leur croissance grâce à la mobilisation de l’épargne au niveau mondial lorsque l’épargne nationale se révèle insuffisante. Elle permet aussi de redistribuer les risques financiers (risques de taux d’intérêt, de change, de volatilité…) entre ceux qui les refusent et ceux qui acceptent de les encourir. Bref, la finance, qu’elle soit « intermédiée » (par le système bancaire) ou « désintermédiée » (grâce aux marchés financiers) est loin d’être ce mal qui pervertit la vie économique et les échanges réels.

Mais, contrairement à ce qu’affirment certaines théories faisant l’apologie béate des marchés, la finance n’assure pas de façon automatique son autorégulation, ni sa stabilité.Rien ne garantit en fait la capacité des marchés financiers à n’afficher que des « prix d’équilibre », correspondant aux « fondamentaux » économiques. Pendant les cycles de hausse des prix des actifs financiers, ces derniers ont tendance à s’élever de plus en plus au-dessus de leur valeur d’équilibre.

De même, après une phase de croissance soutenue, les crédits accordés aux ménages et aux entreprises augmentent souvent à des rythmes trop rapides en regard du taux de croissance économique, ce qui fragilise la situation financière des débiteurs. Ces deux éléments – augmentation trop vive du prix des actifs financiers et rythme trop rapide du développement du crédit – sont typiques des « bulles » spéculatives durables et dangereuses qui se sont développées ces vingt dernières années. De plus, ces phases d’euphorie financière entretiennent la croissance réelle à des niveaux tôt ou tard insoutenables. Symétriquement, lors d’un retournement de conjoncture, les mêmes mécanismes se mettent en œuvre en sens inverse, précipitant la crise et approfondissant les cycles baissiers. Au total, si la finance est indispensable à l’économie de marché décentralisée et à la croissance économique, elle ne pré- sente pas de garantie de stabilité, et se révèle même « procyclique », car elle accentue les tendances de l’économie « réelle ».

Le retour à un cloisonnement et à une réglementation administrative de la sphère financière est impossible. On ne peut pour autant faire semblant de croire que tout est parfait dans le meilleur des mondes, alors que certaines crises financières ont entraîné des drames sociaux à grande échelle. Sommes-nous alors condamnés à nous lamenter en accusant la mondialisation et la « financiarisation » de rendre inopérante toute action politique permettant de limiter cette instabilité ? Certainement pas. La voie est étroite, mais elle doit être explorée, car la stabilité financière est un bien collectif précieux.

COMMENT NAISSENT LES « BULLES »

Prétendre interdire l’utilisation de certains instruments ou fermer certains marchés est une illusion qui ne nourrit que les discours démagogiques, fondés sur l’idée d’un complot de la finance internationale. L’innovation financière ne peut être limitée : même si cela était souhaitable – ce qui n’est pas prouvé –, ce ne serait pas réaliste. De même, revenir, au plan international, à des cours de change fixés par les autorités publiques ou à des taux d’intérêts très contrôlés dans le cadre d’une finance réglementée, solutions mises en œuvre avec un certain succès dans les trente années d’après-guerre, serait aujourd’hui chimérique.

Quelles sont les raisons fondamentales de l’instabilité financière ? Dans un monde où les agents économiques sont à la fois concurrentiels et complémentaires, et dans une économie monétaire et décentralisée, les acteurs (ménages ou entreprises) sont par construction dans l’incertitude quant à l’avenir. Il est très difficile pour une entreprise, surtout quand l’économie ne suit pas un chemin de croissance régulier, d’anticiper correctement ce que vont faire ses propres concurrents, ou les firmes d’autres secteurs, en termes d’investissement et de distribution de salaires. Il est tout aussi ardu de prévoir avec certitude le niveau de la demande des ménages, c’est-à-dire leur répartition entre consommation et épargne.

Aussi, dans les conjonctures tourmentées que nous connaissons depuis une trentaine d’années, est-il très audacieux de « probabiliser » raisonnablement les chances pour une entreprise d’obtenir tel ou tel résultat à un horizon de temps de moyen terme. Les acteurs économiques sont dans l’incertitude, et les informations qu’ils obtiennent, par les prix constatés des biens et services, sur les désirs de consommer, d’investir, d’épargner, etc. des autres agents ne sont que très imparfaites et incomplètes.

Il existe, en outre, une asymétrie d’information quasi irréductible entre l’émetteur d’actions et l’investisseur, comme entre l’emprunteur et le prêteur. Le prêteur et l’investisseur en actions ne savent pas tout ce qu’il serait possible de connaître sur l’état des entreprises concernées, ni sur les intentions immédiates ou futures de leurs dirigeants.

Il est donc difficile d’anticiper avec une certitude raisonnable par exemple le prix d’une action (ou le spread d’une obligation : écart de rendement entre un titre de créance et un titre sans risque de contrepartie de même durée. Cet écart de taux d’intérêt reflète la confiance que le marché accorde à l’emprunteur. En termes courants, le spread d’une obligation est la différence entre son taux d’intérêt avec celui des titres de dette publique de même durée : l’OAT en France, par exemple), en anticipant le devenir probable d’une entreprise et de ses résultats. Dans ces conditions, comment définir le prix d’équilibre, le « juste prix », d’un actif financier ?

De plus, le prix d’un actif financier, à la différence de celui d’un bien ou d’un service, n’est pas défini par les caractéristiques intrinsèques et immédiates de cet actif. Il ne dépend que de la confiance que l’on accorde aux promesses faites par son émetteur sur les revenus futurs (le rendement) qu’il engendrera. Or la valeur de ces promesses dépend de l’interaction de milliers de décisions présentes et futures (de l’entreprise, de ses concurrents, des autres acteurs économiques). Il est donc très difficile d’établir avec une bonne probabilité les résultats à court ou moyen terme de l’émetteur-emprunteur, donc de sa capacité à tenir ses promesses (verser un dividende, payer des intérêts…).

Poursuivons le raisonnement. Puisque les acteurs des marchés financiers n’ont pas de moyens fiables pour déterminer le « vrai » prix d’un actif, ils sont contraints de s’interroger sur la façon dont les autres acteurs évaluent cet actif. Donc, la valeur d’un titre en situation d’incertitude forte et difficilement probabilisable (on parle dans la théorie d’« incertitude radicale ») repose sur l’opinion commune que s’en font les acteurs du marché, dans un processus auto-référentiel.

C’est ainsi qu’on peut parler du mimétisme des marchés financiers, puisqu’un tel comportement, rationnel individuellement, conduit, lorsqu’il est adopté par tous, à une polarisation mimétique vers une valeur de marché « conventionnelle », fruit des regards croisés des acteurs. Ce mécanisme de formation des prix des actifs financiers aboutit dans certaines circonstances à des prix certes acceptés par tous, mais qui peuvent s’éloigner de plus en plus du prix d’équilibre. Ce dernier ne sera souvent perçu comme tel qu’a posteriori, une fois que la trajectoire du prix constaté – la « bulle » spéculative – s’est révélée erronée. Cette bulle, irrationnelle du point de vue collectif, repose sur l’agrégation de comportements individuels eux-mêmes rationnels.

LA THÉORIE DE L’AVEUGLEMENT AU DÉSASTRE

Les « croyances collectives » des acteurs des marchés sur la valeur des actifs financiers sont fragiles, et peuvent connaître des changements brutaux. Le point de retournement d’un marché financier et le moment de l’éclatement d’une bulle spéculative sont relativement imprévisibles : en effet, même si leur probabilité augmente, il faudra un événement extérieur, un fait additionnel ou une rumeur plus forte qu’une autre, pour qu’un tel déclenchement ait lieu.

On pourrait penser que plus la bulle se gonfle – plus la trajectoire du prix des actifs ou du crédit s’éloigne de la « normale » –, plus les agents devraient anticiper assez rapidement un retournement et, de fait, le provoquer. Mais tel n’est pas forcément le cas. En effet, si les interprétations et les comportements des acteurs sont rationnels, cette rationalité n’est pas absolue, parfaite et intemporelle. Elle est insérée dans un contexte constitué notamment de l’évolution économique qu’ils viennent de connaître, d’opinions partagées, et des pratiques qui régissent leur propre carrière : leur rationalité est « contextuelle ». Elle se heurte également aux limites des capacités humaines de calcul et d’optimisation, et à des biais de pensée (« biais cognitifs ») bien connus de l’économie et de la psychologie expérimentale.

Ainsi, au cours d’une longue période de croissance, il est de plus en plus difficile de « probabiliser » avec objectivité la possibilité d’un retournement de conjoncture et/ou de marché. Le seuil de sensibilité à l’avènement de la « catastrophe » (événement rare et aux conséquences importantes) monte fortement. On assiste alors à un aveuglement au désastre. On continue donc d’emprunter et de prêter, ou d’acheter des actions, comme si la croissance devait sans cesse se poursuivre, voire se renforcer. Des thèses apparaissent même opportunément pour annoncer la « fin de l’histoire » ou la disparition des cycles dans la « nouvelle » économie.

Il est difficile de résister à cette phase euphorique. D’une part, les Cassandre risquent d’encourir les railleries sous prétexte qu’ils ne comprennent pas les temps nouveaux. D’autre part, pour nombre de professionnels des marchés, il est rationnel de continuer à faire « comme si de rien n’était », eu égard au système de punition/récompense auquel ils sont soumis. Il est, en effet, normal (donc non sanctionné) de se tromper avec tout le monde, puisque l’incertitude est générale. Alors qu’il est professionnellement peu correct de se tromper seul, en sortant du marché boursier trop tôt, sans profiter des hausses à venir, ou d’engendrer une perte de part de marché en resserrant avant tout le monde les critères d’octroi de crédit, alors que le risque n’est pas encore avéré. Ces règles de punition/récompense sont elles-mêmes rationnelles de la part des dirigeants des banques ou des responsables de fonds de placement, précisément parce qu’on ne sait pas anticiper la date du retournement.

On voit que des agents individuellement rationnels peuvent, collectivement, prolonger dangereusement des phases d’euphorie, dont les réveils seront d’autant plus douloureux. Cet « aveuglement au désastre » peut symétriquement, en phase dépressive, jouer en sens inverse en prolongeant et en approfondissant la crise.

POUR UNE AUTORITÉ FINANCIÈRE EUROPÉENNE MULTIFONCTIONNELLE

Comment abaisser le degré d’instabilité financière ? Première piste : utiliser la capacité du régulateur de limiter, autant que faire se peut, l’asymétrie d’information entre l’entreprise émettrice et les actionnaires, comme entre l’emprunteur et le prêteur.

À ce titre, tous les efforts en cours pour améliorer l’information comptable vont dans le bon sens (Cependant, les nouvelles normes comptables (IAS), si elles présentent l’avantage d’assurer une harmonisation internationale, risquent d’accroître l’instabilité financière : l’application systématique de la fair value aux titres ou aux instruments financiers tels que les dérivés détenus par les entreprises et les banques contribuerait à accroître la volatilité des variables et des comportements financiers).

La responsabilisation accrue des auditeurs externes participe du même effort de transparence. De même pour la loi Sarbanes-Oxley aux États-Unis (juillet 2002), ou pour la loi de sécurité financière en France (août 2003), qui permettent de mieux définir les responsabilités, notamment quant à la qualité de l’information financière et à la gouvernance des entreprises. Cette même loi, en France, crée un nouvel organe de régulation des marchés financiers, l’AMF (l’Autorité des marchés financiers), réunissant les anciens Conseil pour les marchés financiers (CMF) et Commission des opérations de Bourse (COB).

Reste qu’il est légitime de s’interroger sur l’inexistence d’une autorité de régulation au niveau européen. Dans un espace économique et monétaire unifié, ne serait-il pas souhaitable de créer une tutelle européenne des marchés financiers ? Espace économique et monétaire unifié, ne serait-il pas souhaitable de créer une tutelle européenne des marchés financiers ? Ce régulateur devrait, en outre, être multifonctionnel, et non plus spécialisé, comme aujourd’hui, par catégorie d’acteurs (l’AMF pour les marchés, la Commission bancaire pour les banques, les assureurs avec leur propre système de régulation).

En effet, d’une part, des groupes financiers se sont développés en conglomérats sur ces différents métiers et, d’autre part, le risque, tant de crédit que de marché, circule de plus en plus, de façon difficile à tracer, entre banques commerciales, assureurs et banques de financement et d’investissement. Une même autorité de régulation remplirait donc beaucoup plus efficacement à la fois le rôle de prévention des risques, celui de superviseur, et celui de producteur de règlements.

Enfin, une véritable réflexion européenne devrait être menée sur le mode de gouvernance des agences de notation (leur actionnariat, leurs relations avec leurs clients, le caractère potentiellement procyclique des changements de notation…) comme des banques d’investissement (le rôle des vendeurs de titres et des monteurs d’opérations par rapport à celui des analystes financiers…).

Mais réduire les asymétries d’information par une meilleure régulation microprudentielle n’est pas suffisant. Il faut aussi tenter d’influer sur le déroulement des crises financières pour en réduire les conséquences néfastes, et même sur la formation des croyances collectives, ou du moins sur l’information qui contribue à les forger.

UN OBSERVATOIRE POUR DÉCELER LES EMBALLEMENTS

Le premier point est du ressort des banques centrales et de leur mode de régulation macro-économique. Nous ne discuterons pas ici de leur capacité à intervenir en amont, lors de la création et du développement des bulles spéculatives – sujet abondamment discuté (Voir Philippe d’Arvisenet, « La bulle, la croissance et la Banque », Sociétal n° 43, 1er trimestre 2004 (NDLR)). Mais sous leur égide – ou mieux encore sous l’autorité du Parlement européen – pourrait être créé un Observatoire européen de l’instabilité financière, permettant de repérer les zones de fragilité de la finance internationale : les situations préoccupantes d’endettement des entreprises, les concentrations excessives du risque de crédit, les positions spéculatives dangereuses… Cet observatoire mettrait à jour les points probables de transmission de la crise, susceptibles d’entraîner le passage à un risque systémique. Il renseignerait la Banque centrale européenne sur les accumulations de situations fragiles et nourrirait sa réflexion sur ses possibilités d’intervention en amont et en aval du déclenchement de la crise.

Un tel organe serait également utile aux acteurs financiers, bancaires ou de marché, en jouant un rôle de détection et d’alerte quant aux emballements spéculatifs. S’il parvenait, avec le temps, à rendre crédibles ses méthodes et ses analyses, il contribuerait à améliorer la qualité des anticipations des agents, donc à limiter le déclenchement et l’ampleur des bulles spéculatives.

Certes, le projet peut paraître irréaliste en première instance, car si l’on savait de façon certaine le moment où un prix s’écarte de sa valeur fondamentale, de telles bulles ne se produiraient tout simplement pas. Cependant, la répétition des crises financières depuis une vingtaine d’années permet de tirer quelques leçons et l’approfondissement de l’analyse de ces crises permet d’en repérer quelques formes et enchaînements canoniques. Les travaux récents de la Banque des règlements internationaux (BRI), notamment, mettent à jour des indicateurs avancés assez fiables des bulles spéculatives, à partir d’écarts, par rapport à des trends, de certaines évolutions comme celle des prix des actifs financiers et particulièrement du ratio crédit (bancaire ou de marché) sur PIB.

L’observatoire évoqué ci-dessus pourrait, en association avec les banques centrales et la BRI, conduire des recherches en ce sens et faire connaître régulièrement le fruit de ses analyses. Il ne s’agit en aucune manière de faire des pronostics sur l’évolution du change dollar/euro ou de la Bourse, ou de telle ou telle valeur, en concurrence avec les analystes financiers ou les économistes de marché ; mais d’analyser et de tenter de déceler le moment du cycle où se trouve l’économie, le caractère plus ou moins rationnel (c’est-à-dire plus ou moins compatible avec les fondamentaux) des spreads de crédit, du niveau global de la Bourse, du volume de crédits accordé, etc.Tout cela au regard de critères macro-financiers validés théoriquement et empiriquement, mais qui ne peuvent jamais être définitifs ou certains.

Cette capacité à participer à la formation des opinions permettrait peut-être de limiter notamment l’effet de l’ « aveuglement au désastre ». Elle permettrait aussi de mieux canaliser les « conventions », les croyances collectives, en balisant les chemins compatibles avec les fondamentaux. L’emballement mimétique propre à la finance en serait ainsi peut-être réduit. On pourrait alors mieux lutter contre les sources mêmes de l’instabilité financière : l’information asymétrique, l’incertitude fondamentale des acteurs pris isolément, et le « mimétisme rationnel » qui en découle.

Retrouvez l’article ici : Sociétal n°45 – Que faire face à l’instabilité financière O.Klein

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Normes comptables : pour le meilleur et pour le pire ?

Article publié dans Le journal Les Echos en 2004

Le caractère concomitant de ces deux chantiers, a priori indépendants, est en réalité révélateur d’une volonté affichée d’organiser un « aggiornamento », largement concerté, du langage commun et du canevas prudentiel des entreprises comme plus spécifiquement des professionnels de l’intermédiation financière. En effet, tant l’acclimatation des normes comptables internationales (IAS ou IFRS) en Europe dès 2005 que le raffinement progressif des documents consultatifs du Comité de Bâle, deuxième du nom, au sujet d e la réforme du ratio de solvabilité bancaire participent de l’accompagnement de la mondialisation des transactions financières.

L’entrée des normes IFRS de plain-pied en Europe dès 2005 et leur acclimatation actuelle dans de nombreux pays émergents sont de bon augure pour le processus naissant de standardisation du langage pratiqué par les financeurs et les financés internationaux. En outre, leur approche se veut plus économique, comptabilisant les éléments du bilan plutôt à leur « fair value », soit à leur valeur de marché, qu’à leur valeur historique. Ces normes ont pour ambition de permettre une transparence nettement plus forte et de garantir à l’investisseur comme au prêteur une information globalement plus fiable, donc une analyse plus juste des entreprises émettrices.

La seconde innovation concomitante, tout aussi majeure dans son esprit comme dans sa lettre, réside dans l’immense chantier que constitue la réforme du ratio de solvabilité bancaire par le Comité de Bâle II. Entre le premier accord de capital de 1988 et le second attendu pour 2005-2007, la normalisation prudentielle, même si elle n’a guère changé d’esprit, s’est autorisé un niveau de sophistication jamais égalé jusqu’ici. Le nouveau ratio de solvabilité en gestation se veut explicitement plus exhaustif, notamment par l’introduction de la couverture en capitaux propres du risque opérationnel. De surcroît, le nouvel accord de Bâle consacre le passage d’une approche forfaitaire de la quantité de capital réglementaire nécessaire à une banque (un pourcentage préfixé par nature de ses engagements), à une approche plus réelle et différenciée, fondée sur un calcul de probabilité de survenance des risques de contrepartie. Du même coup, ce nouveau ratio de solvabilité devient ainsi un quasi-outil de gestion du risque davantage qu’une simple contrainte prudentielle, notamment via l’incitation explicite à développer des instruments de « rating » interne.

Ces innovations contiennent cependant un potentiel important d’accroissement de l’instabilité macrofinancière. Les auteurs des nouvelles normes comptables, en choisissant de privilégier la comptabilité en valeur de marché, présupposent que la valeur vraie, juste, ne peut être que celle donnée par l’équilibre instantané de l’offre et de la demande, seule référence objective qui s’imposerait en transparence. Or, si l’on ne succombe pas à une vision idéologique du monde, une telle référence, si elle se justifie dans un nombre certain de cas, paraît moins évidente, moins simple et moins universelle qu’il n’y paraît en première analyse.

Au-delà même du problème posé par l’existence de nombreux actifs pour lesquels il n’existe pas de marché liquide, on peut légitimement arguer que la valeur des actifs et des passifs qui contribue à la détermination des fonds propres de l’entreprise n’est comptabilisée valablement que dès lors qu’elle s’appuie sur un prix d’équilibre, donc stable. Sans quoi la volatilité des fonds propres s’avérerait très élevée et ne pourrait que déstabiliser l’analyse de la solidité de l’entreprise, donc le jugement de ses prêteurs et de ses investisseurs.

Cette volatilité ne pourrait, en outre, que raccourcir singulièrement l’horizon de la politique qui oriente la trajectoire de l’entreprise. L’histoire longue des marchés financiers, comme celle des vingt dernières années, a clairement montré que la volatilité des prix de marché des actifs financiers était très largement supérieure à celle des fondamentaux qui sont censés les déterminer. Aussi la valeur instantanée du marché peut-elle ne pas correspondre du tout à la valeur fondamentale de l’actif en question, de par une sur ou sous-évaluation récurrente, caractéristique des marchés d’actifs patrimoniaux.

Il serait donc tout à fait légitime de différencier les modes de valorisation des actifs en fonction de l’horizon de la nature de chaque entité comptable. Il est ainsi déraisonnable et dangereux d’appliquer les mêmes normes de comptabilisation par exemple à une banque de marché _ dont l’horizon est très court et dont la valeur instantanée de marché de ses actifs et éléments de passif représente bien sa santé financière _ qu’à une banque de détail ou à un fonds de pension _ engagés sur le très long terme. Faute de quoi la norme comptable influera sur le comportement de l’entité elle-même et impliquera un « court-termisme » absolu, qui renforcera encore davantage la volatilité des marchés financiers et le caractère autoréférentiel de la formation des prix.

Donc, in fine, la fréquence et l’amplitude des bulles spéculatives comme des moments de panique. Dans le même esprit, l’application de la norme IAS 39 _ qui précise le mode de comptabilisation des instru ments de couverture _, telle que définie pour le moment, accroîtrait la volatilité des comptes des banques et les inciterait dès lors clairement à reporter le risque de taux d’intérêt sur leurs clients et à davantage titriser. Cela modifierait insidieusement et en profondeur le mode de fonctionnement du système financier européen.

L’introduction du nouveau ratio de solvabilité bancaire induit, quant à lui, un risque important de procyclicité du crédit et, via l’accélérateur financier, d’augmentation de la cyclicité de l’économie réelle elle-même. Les banques seront en effet autorisées, dans le cadre du nouvel accord de capital, à utiliser des « ratings » internes. Les études empiriques sur le sujet ont montré que les « ratings » internes des banques sont à horizon plus court que le cycle réel. Ici encore l’instabilité macrofinancière risque d’en être accrue.

En Collaboration avec M. ANOUAR HASSOUNE professeur à HEC, analyste chez Standard & Poor’s.

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La question de la volatilité du prix des actifs financiers

Vous trouverez ci-dessous un article paru dans les Echos en 2004.

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De la nécessité et des dangers de l’euro

Article publié dans le journal Le Monde en 1997

Les mérites de l’euro ont été amplement analysés, s’ils n’ont pas été suffisamment communiqués. Pourtant, la monnaie unique pourrait bien voir sa naissance remise à plus tard, et court même le risque d’un avortement. Et la raison majeure de cette menace réelle tient précisément au fait que les dangers dus à l’euro ont été trop longtemps sous-estimés. Et, sans doute, les remèdes qui pourraient contrecarrer ces dangers n’ont-ils pas été considérés comme suffisamment payants électoralement.

Quels sont donc ces dangers ?

Le cours de change est pour un pays une variable d’ajustement commode et nécessaire. Et certainement, sous certaines conditions, l’une des moins douloureuses. Un pays connaît-il un choc dit asymétrique que ne connaissent pas ses principaux partenaires ? Une dévaluation peut lui permettre de se rétablir à moindre mal, l’autorisant, par un développement plus aisé de ses exportations et par un frein monétaire à l’importation, à retrouver plus facilement les chemins de la croissance.

Un pays subit-il une inflation plus forte que ses voisins ? Une baisse de son cours de change lui permet de préserver sa compétitivité extérieure. Hors de question ici, cependant, de faire l’apologie de la dévaluation comme point cardinal de toute politique économique. Mais des ajustements de change bien accompagnés ont pu prouver leur efficacité, et le monde non inflationniste dans lequel nous vivons aujourd’hui leur confère une efficacité accrue, comme ce fut le cas en Italie et en Grande-Bretagne depuis 1992-1993. Or, la monnaie unique supprime par construction toute possibilité d’ajustement par le change pour un pays pris isolément. Ce qui risque de rigidifier l’ensemble. Dès lors, un pays subissant un choc asymétrique ne pourra plus s’ajuster que par la baisse des prix, l’accroissement du chômage ou des mouvements migratoires. Perspectives difficiles à accepter !

Aussi ne peut-on remédier à cette difficulté que de trois façons. On retrouve ici le coeur du débat actuel sur l’euro. La première consiste à ne laisser entrer dans le cercle des pays à même monnaie que ceux qui connaissent, d’ores et déjà, un niveau d’intégration économique très poussé, donc qui sont quasi structurellement en phase en termes de conjoncture, ce qui diminue sensiblement le risque de choc asymétrique. D’où, avant et après l’avènement de la monnaie unique, l’importance des critères de convergence. C’est notamment la position de l’Allemagne qui tient fermement au respect de ces critères, y compris après le passage à l’euro. De ce point de vue, elle développe un argument parfaitement logique. Mais la porte est étroite car elle n’autorise que peu de pays (principalement ceux de la zone mark, dont la France) à entrer dans ce cercle. D’où la question ouverte sur les pays du Sud, et notamment l’Italie depuis quelques mois.

En outre, les critères de Maastricht, tels qu’ils sont définis pour certains d’entre eux, ne sont pas adaptés aux mouvements conjoncturels. Si l’on désirait les respecter à tout prix, ils provoqueraient le ralentissement du retour tant attendu d’une croissance plus forte. L’Allemagne est donc de ce fait dans l’alternative suivante : s’arc-bouter rigidement, comptablement, sur les critères et prendre de sérieux risques sur la croissance, ou en faire une lecture  » politique « , mais ne plus avoir d’argument présentable face à l’Europe du sud pour la persuader d’attendre. De là, pour partie, l’actuelle pression en Allemagne pour un report de la date du passage à l’euro.

Les deux autres solutions ne suppriment pas la nécessité d’une convergence, a priori et a posteriori, pour diminuer les risques de chocs asymétriques, quitte à en réexaminer les critères. Toutefois, elles ne s’en contentent pas. La deuxième repose ainsi sur une idée plus forte de ce que peuvent partager les pays ayant adopté l’euro. Elle consiste à instaurer une coordination des politiques économiques au travers d’instances appropriées, tel un  » Conseil de stabilité et de croissance « . Cette coordination permettrait de conduire de façon articulée et complémentaire, ici une politique de relance, là une politique d’austérité, suivant les décalages conjoncturels. Et de jouer ainsi un jeu  » gagnant-gagnant  » et non le jeu du chacun pour soi, qui, très généralement, fait perdre tous les participants.

La troisième solution est sans aucun doute la meilleure économiquement, la plus logique et la seule à parfaire la construction européenne, tant au plan monétaire que politique. Rappelons qu’un pouvoir monétaire centralisé s’est toujours accompagné d’un mouvement semblable au niveau politique.

Seule une intégration politique plus forte, conduisant à un degré plus poussé de fédéralisme, peut structurellement diminuer les dangers de manque de souplesse qu’engendre la monnaie unique. Alors seulement, comme aux Etats-Unis d’Amérique par exemple, un choc conjoncturel dans un Etat peut être absorbé sans que seuls jouent les mouvements de prix relatifs et les ajustements sur l’emploi. Un centre de décision communautaire doté de quelques outils et compétences, n’agissant d’ailleurs que dans le cadre de principe de subsidiarité, est nécessaire pour institutionnaliser l’obligation de coopération des Etats membres. Le fédéralisme permet bien la coexistence de pouvoirs étatiques décentralisés et d’un pouvoir régulateur et coordinateur au centre.

Un budget fédéral digne de ce nom, et ne s’ajoutant pas aux budgets nationaux, permettrait en effet des transferts de revenus vers l’Etat touché et faciliterait ainsi les ajustements nécessaires, en les rendant moins brutaux et plus supportables. Ce qui n’exclurait en rien des règles communautaires visant à faire respecter par chaque pays des critères de  » sagesse économique  » minimale. Ce degré plus élevé de fédéralisme devrait également permettre d’instituer des minimums européens fiscaux et sociaux : ne nous trompons pas, ce risque de course au moins-disant fiscal ou social est bien l’une des causes majeures qui pourrait faire achopper la construction européenne.

Continuer de penser comme les  » initiés  » que l’Europe économique, en l’occurrence l’euro, entraînera de facto l’Europe politique constitue peut-être déjà une erreur historique qui risque de mettre en péril la poursuite de la construction européenne.