Les crises économiques font souvent l’objet d’analyses qui s’inscrivent dans des perspectives de temps plus ou moins courts. J’exposerai ici volontairement une vision de long terme des crises, non sans avoir au préalable rappelé cette réflexion d’Antonio Gramsci : « Une crise est ce qui sépare le vieux du neuf ».
Dans une approche plutôt « régulationniste », on peut dire que chaque crise profonde du capitalisme est le temps d’une mutation fondamentale portant sur un ensemble d’éléments qui constitue et organise la société et l’économie. Ce sont des moments de forte transition dont on peut constater, a posteriori, qu’elles ont engendré de nouveaux modes de régulation et de nouveaux modes d’organisation de la société et de l’économie. En général, ils mettent en jeu de nouvelles industries motrices, de nouvelles organisations du travail, de nouveaux modes de consommation, souvent de nouveaux modes de combinaison du privé et du public, comme de nouveaux centres de l’économie mondiale. À mon sens, nous sommes actuellement dans cette phase de mutation forte et de crise profonde qui, avec l’apparition progressive de ce renouveau, pourra s’accompagner, comme cela s’est produit à chaque fois dans l’Histoire, d’une phase longue de croissance et de forts gains de productivité.
Une économie en transition.
Aujourd’hui, je dénombre quatre transitions principales.
La première transition, la mondialisation et l’émergence de nouveaux pays, s’est déroulée en deux phases.
La première phase, notamment à la fin des années 1990 et tout au long des années 2000, voit les pays émergents concentrer leurs efforts sur ce qui va déterminer leur succès – les industries exportatrices –, en tirant notamment avantage de leur coût du travail bas. Ces industries bénéficient de la demande des pays déjà développés et provoquent une surproduction mondiale car, parallèlement dans les pays développés, il n’y a pas autant de destruction de capacités de production. De ce fait, cette surproduction mondiale et cette concurrence à coûts bas produisent un ralentissement, voire une stagnation, des pouvoirs d’achat des populations des pays développés. Ce phénomène conduit à une montée de l’endettement qui permet à la crise de surproduction de ne pas se manifester violemment. L’endettement croissant des agents des pays développés autorise, pendant cette période, un développement de la demande au niveau mondial, masquant ainsi les conséquences qu’aurait dû avoir la stagnation du pouvoir d’achat associée à des capacités mondiales de production trop fortes. Cette montée de l’endettement, qui concerne tous les agents économiques et, en premier lieu, les agents privés, dégénère en crises de surendettement qui entraînent des crises financières et économiques profondes venant aggraver brutalement l’endettement public. À cette croissance de l’endettement de plus en plus forte du monde développé, correspond une montée des déséquilibres des balances de paiements, avec des déficits courants au Nord et, symétriquement, des excédents courants au Sud.
La seconde phase de la mondialisation est celle de la maturité grandissante des pays émergents. Apparaissent progressivement une classe moyenne, puis une augmentation de son pouvoir d’achat et, peu à peu, des systèmes de protection sociale et de retraite. Il est alors probable que se développe une croissance interne qui va, de façon chaotique, rééquilibrer progressivement les déséquilibres précédents.
La deuxième transition est engendrée par la première : la phase de désendettement. Historiquement, les phases de désendettement, dans des contextes de crises d’endettement aussi fortes, sont initiées avec brutalité, mais se réalisent sur de longues périodes, de 5 à 10 ans. Elles se résolvent avec des leviers de différentes natures, alternatives ou complémentaires, comme une dépréciation des créances, une croissance nulle ou très ralentie avec un lent abaissement du taux d’endettement par la montée de l’épargne et la réduction ou la limitation de la consommation, de l’investissement, comme des dépenses de l’État. Elles s’accompagnent de risques de déflation. Nous sommes actuellement dans cette période pour la zone euro prise dans son ensemble. Une autre issue des crises de surendettement peut être la montée de l’inflation, lorsque les circonstances le permettent, l’inflation ne se décrétant pas.
La troisième transition est celle de l’évolution démographique. Elle est très bien connue, mais le vieillissement de la population n’en est pas moins un phénomène essentiel dans de nombreux pays émergents et développés, à l’exception de l’Afrique. Elle pose des questions fondamentales quant au coût des systèmes sociaux, de la sécurité sociale et des retraites qui rebondissent sur la question de l’endettement. Nous les avons partiellement traitées jusqu’alors en France par la montée de l’endettement de ces systèmes.
La quatrième transition repose sur la transition énergétique, enjeu majeur de ce siècle. La fin programmée de l’énergie fossile, avec l’épuisement progressif de ces ressources, devrait avoir pour conséquence une augmentation des prix des matières premières, avec pour corollaire une décélération de la croissance mondiale. Cette lutte renforcée pour les sources d’énergie provoque une modification des rapports de force entre les pays producteurs et non producteurs de ressources naturelles et, si le progrès technique le permet, la lente apparition, non linéaire et sans certitude, d’énergies de substitution qui pourraient desserrer plus ou moins les contraintes sur la croissance.
Vers un renouveau industriel ?
Ces transitions majeures évoquées, il faut se pencher, sans prétention à l’exhaustivité ni même quant à leurs succès, sur ce que pourraient être les moteurs du renouveau qui permettraient de sortir progressivement de cette crise, laissant apparaître de nouveaux modes de régulation permettant un retour à une phase longue de croissance. Chaque grande phase du capitalisme a vu apparaître de nouvelles industries motrices porteuses d’évolutions fondamentales de l’espace économique, des façons de produire et de consommer, des marchandises elles-mêmes, des modes de travail et de loisirs… Nous sommes ainsi passés notamment du moteur à vapeur qui a permis le chemin de fer, au moteur à explosion qui a permis l’automobile puis au moteur électrique qui a permis l’électroménager. Trois moteurs potentiels, porteurs d’avenir, méritent d’être mis en avant ici.
Le premier, le numérique, dont le développement est déjà important, mais dont les impacts en sont, à mon avis, encore à leurs prémices. Qu’il s’agisse de la transformation des modes de consommation, de travail, des business model entre producteurs et distributeurs, entre distributeurs et consommateurs, entre producteurs et consommateurs, avec à la clé l’apparition de nouveaux gains de productivité, il me semble que nous sommes encore très éloignés de la fin de ce développement. La révolution numérique donne un pouvoir accru aux consommateurs, en mesure de devenir beaucoup plus exigeants car mieux informés des prix, mais aussi de la qualité des produits et services, grâce aux données collectées sur internet. Cette révolution leur permet aussi d’accroître leur confort par l’amélioration considérable de la praticité qu’ils peuvent en attendre : aujourd’hui, grâce à internet, on ne fait plus la queue pour acheter des billets de cinéma ou de train ; de même, on se déplace de moins en moins pour son acte de consommation, puisque l’on peut acheter directement depuis son ordinateur et se faire livrer. Les business model en sont largement modifiés. Les distributeurs, s’ils savent fidéliser leurs clients et les travailler pro-activement par l’utilisation intelligente des données qu’ils détiennent, prennent eux-mêmes du pouvoir sur les producteurs en se mettant en situation de proposer des solutions mieux adaptées qu’auparavant à chaque consommateur individu, en fabriquant la solution avec le client devenu « consom’acteur ». Dans cette nouvelle relation, les distributeurs prennent le pouvoir sur les producteurs en les mettant en compétition, à la recherche de la meilleure combinaison de produits et de services appropriés à chaque client. Et, dans le cas où le distributeur ne développe pas une légitimité suffisante, le producteur peut l’évincer et s’adresser directement au consommateur.
Ces modifications radicales dans les relations entre les producteurs, les distributeurs et les consommateurs permettront une recomposition de tous les circuits. Il sera ainsi opéré une sélection drastique des combinaisons entre ces trois catégories d’acteurs, faisant émerger les plus efficaces et permettant les meilleurs gains de productivité.
Le deuxième moteur de renouveau est la biotechnologie. Ses développements peuvent notamment être induits par le désir de lutter contre le vieillissement de la population, lorsque cette demande s’avère solvable. Ces biotechnologies, qui se perfectionnent jour après jour, permettront demain de réparer son corps et de mieux lutter préventivement contre la maladie. Enfin, dans un avenir proche, le développement des machines biotechnologiques permettra de remplacer différentes parties du corps, approfondissant dans le même temps le domaine de la marchandise.
Enfin, l’énergie, secteur clé regroupant les énergies renouvelables, les technologies de stockage d’énergie – véritable problème de fond – comme les économies d’énergie, sera une clé essentielle de la croissance future à cause du développement de ces industries et car elles desserreront les contraintes induites par l’épuisement progressif des énergies fossiles.
Une transformation sociale et sociétale ?
En parallèle et en cohérence avec ces nouveaux moteurs industriels, nous assistons à l’émergence progressive de nouveaux modes de consommation. Ils sont la conséquence de la digitalisation, de nouvelles technologies, des effets de réseaux y afférant, du pouvoir d’achat stagnant et de l’évolution des mentalités (y compris de la prise de conscience de la rareté croissante des ressources naturelles). Des changements s’opèrent dans les consommations incompressibles, dont l’orientation évolue de la propriété de l’objet vers son usage. Par exemple, acquérir un téléphone aujourd’hui ne correspond plus au simple achat du matériel : nous acquérons la possibilité d’avoir accès à un catalogue d’applications et aux services du téléphone et du réseau internet. Nous avons maintenant accès au cloud computing et la possession d’ordinateurs à très fortes capacités de mémoire diminuera en conséquence. Nous achetons de moins en moins de livres, de CD ou de films qui sont de plus en plus loués. Tout comme l’achat du seul service d’une automobile pour un simple trajet va se développer en ville. Nous parlons encore de chauffage ou de climatisation, mais, à l’avenir, nous achèterons plus un service de régulation thermique dans chaque pièce de notre habitation et aux moments choisis que l’énergie elle-même permettant de l’obtenir. Ces pratiques vont croître avec le temps. À leur tour, ces nouveaux modes de consommation induisent des évolutions radicales dans les business model des entreprises et dans l’organisation économique, ainsi que de nouvelles possibilités de croissance.
Parallèlement aux nouvelles consommations, apparaissent également de nouveaux modes de travail et peut-être de nouvelles normes salariales. Ce n’est que le début, mais nous observons déjà le développement du travail à distance, ou en réseau, grâce aux nouvelles technologies. Le travail hors du bureau et sans horaires fixes commence à se répandre, avec pour corollaire des interrogations sur les évolutions des modes de rémunération.
Faciliter l’agilité pour une sortie par le haut
Comme dans toute crise et mutation profondes, nous sommes face à des évolutions heurtées, incertaines et douloureuses. On voit alors des zones géographiques, comme des strates de population, qui peuvent se révéler gagnantes ou perdantes. Il faut espérer qu’un pays comme la France sache choisir (car il s’agit bien d’un choix) les politiques structurelles qui favoriseront les leviers d’une sortie de crise par le haut. Nous avons besoin de faciliter l’agilité pour nous transformer, pour tirer parti de nos atouts et de nos savoir-faire et pour réduire les zones de freins à la nécessaire adaptation, de même que les zones d’inefficience. Nous en avons les moyens, à condition de bien donner le cadre législatif, réglementaire et incitatif qui en favorisera la mise en œuvre.