La grande crise financière, due à un phénomène de surendettement du secteur privé, a été à l’origine d’un risque déflationniste important. La réaction des autorités monétaires a été la bonne, avec les politiques non-conventionnelles, des taux courts et longs proches de zéro, voire négatifs.
Depuis quelques années, nous sommes sortis du risque déflationniste. La croissance est revenue avec une nette reprise du crédit, même si les premiers signes de ralentissement représentatifs d’un retournement classique du cycle économique apparaissent. La sortie du risque de déflation fait que le maintien d’une politique monétaire extrêmement accommodante n’a plus lieu d’être. Mais, le niveau d’inflation trop bas par rapport à l’objectif des banques centrales, lié à la crainte qu’une remontée significative des taux ne provoque des problèmes d’insolvabilité, conduisent les autorités monétaires à poursuivre leurs politiques non conventionnelles.
Cependant, si l’on étudie les crises financières, on peut identifier aujourd’hui très clairement les signes annonciateurs d’un cycle financier qui mûrit, conduisant tôt ou tard au retour d’une potentielle crise systémique. En effet, l’installation de taux trop bas –des taux d’intérêt nominaux largement inférieurs aux taux de croissance nominaux- sur une trop longue durée crée un cercle vicieux. Les acteurs économiques sont, de ce fait, incités à encore plus s’endetter au lieu de se désendetter, ce qui rend de plus en plus difficile la remontée des taux. Et cela pousse les épargnants, comme les gérants de cette épargne (fonds de pension, assurance-vie, fonds de placement, etc.), à prendre de plus en plus de risques pour trouver du rendement. L’ensemble de ces comportements engendre une instabilité financière accrue. Ainsi, le taux d’endettement mondial a beaucoup augmenté : il s’élevait à 190 % en 2001 et à 200 % en 2008, avant de passer à 230 % en 2018. Des épargnants et des investisseurs institutionnels prennent des risques croissants afin de ne pas offrir de taux négatifs aux épargnants eux-mêmes. Cette prise de risque sans cesse accrue caractérise une phase montante du cycle financier. Ce type de phases se répète dans l’histoire et prend aujourd’hui par exemple la forme de placements de plus en plus longs, de plus en plus illiquides, comprenant des risques de crédit de plus en plus élevés.
L’éclatement d’une telle bulle pourrait venir de la remontée des taux d’intérêt. Cette remontée n’interviendra probablement pas rapidement si l’inflation reste durablement basse pour des raisons structurelles. Cela devrait d’ailleurs remettre en question le niveau des objectifs d’inflation des banques centrales elles-mêmes, comme Jacques de Larosière l’a expliqué dans ces colonnes. Quels seraient alors les facteurs qui pourraient faire éclater la bulle ? Un ralentissement fort de la croissance, dû au cycle de l’investissement ou à des crises géopolitiques, provoquerait une baisse des recettes, privées ou publiques, donc rendrait plus difficile le remboursement de la dette et compromettrait la valeur des placements.
Les banques étant mieux capitalisées qu’auparavant et mieux protégées contre le risque de liquidité, donc moins risquées, la crise financière viendra probablement plutôt du « shadow banking », dans une acception large. La part de la finance qui ne passe pas par les banques ne cesse en effet d’augmenter. Cependant, la structure de la courbe des taux d’intérêt écrasée et les taux négatifs fragilisent aussi progressivement les banques. Ce qui pourra à terme les contraindre dans leur possibilité même d’augmenter leurs crédits, donc de financer la croissance. Ce qui pourrait également affaiblir le secteur de l’industrie bancaire européenne.
En définitive, le risque majeur est que les banques centrales, qui ont lutté avec succès contre des risques catastrophiques avec des instruments innovants, veuillent retrouver un taux d’inflation inaccessible et utiliser ces mêmes outils pour faire face aux retournements conjoncturels ou protéger des acteurs très endettés. Les banques centrales semblent avoir adopté une attitude asymétrique : très accommodantes pendant les crises, et n’accompagnant pas suffisamment la sortie du risque de déflation et le retour de la croissance par une remontée des taux. Cette attitude permet certes de repousser à court terme la prochaine crise, mais, d’une part, elle rend la politique monétaire bien moins opérante lorsque l’on en aura à nouveau massivement besoin et, d’autre part, elle est un facteur puissant du développement de l’instabilité financière à terme. Cette politique porte en elle un risque de plus grande crise financière encore, quand elle surviendra.
Co-écrit avec Eric Lombard,
Directeur Général de la Caisse des Dépôts
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