« Une crise est une occasion à ne pas manquer pour aller de l’avant ». Telle était la conclusion de la prise de position d’ELEC international en juin dernier : « Utilisons le Fonds L’U.E. de la prochaine génération comme moteur du changement ». Avec l’adoption pour la première fois d’un plan de relance commun et d’un emprunt communautaire pour le financer, l’Europe avance et a une belle occasion d’affirmer un meilleur mode de régulation de l’Union des vingt-sept.
Le plan de relance Next Generation EU est une novation remarquable permettant à la Commission européenne de verser 750 Mds€ (répartis entre subventions et prêts) aux vingt-sept pays membres, en fonction, non plus de leur « poids relatif », mais des besoins de chacun des pays et d’objectifs partagés. Mais c’est aussi une grande novation car ce plan de relance permet en outre pour la première fois à l’Europe de lever une dette commune, solidaire, du même montant.
Né de l’accord historique trouvé entre la France et l’Allemagne, ce plan représente un important bond en avant dans la construction nécessaire d’une Union Européenne plus forte, plus efficace et plus solidaire. Il était particulièrement légitime que ce plan soit salué comme une avancée européenne majeure. Sans aller pourtant jusqu’à le qualifier de « moment hamiltonien » de l’Europe. Alexandre Hamilton, premier secrétaire au Trésor des États-Unis, a en effet organisé en 1790 la reprise par le gouvernement fédéral des dettes des différents États américains, que la guerre d’indépendance avait alourdies considérablement.
Parallèlement, il a établi des taxes à l’importation, source de revenus fédéraux récurrents. Hamilton, chef du parti fédéraliste, a ainsi permis aux États-Unis de franchir une étape décisive dans leur construction fédérale. L’Europe n’a pas franchi ce cap. Et les évolutions porteuses d’espoir sont aujourd’hui freinées par plusieurs types de dysfonctionnements et de blocages.
Pour commencer, le déboursement des subventions et prêts apparaît lent et complexe à mettre en œuvre. Le Parlement européen ayant adopté le plan, il faut pour être mis en œuvre qu’il soit approuvé et ratifié par la totalité des vingt-sept parlements nationaux, et les vingt-sept pays devront justifier auprès de la Commission européenne les utilisations de leurs subventions et leur accompagnement par des réformes nécessaires à leur économie. Une exigence sans doute compréhensible avant d’engager un tel acte de solidarité, mais une lenteur et une complexité malheureusement incompatibles avec le besoin de financement immédiat des États, à l’heure où l’on annonce une reprise plus lente pour l’Union européenne, avec des prévisions de croissance 2021 de + 4,4 % contre + 6,4 % aux États-Unis, qui auront en outre nettement moins ralenti en 2020 (- 3,5 %, contre -6,8 % pour l’Europe).
Plus encore, rien ne garantit qu’un tel budget communautaire soit maintenu à l’avenir et que la dette commune qui l’accompagne puisse être renouvelée. Beaucoup de pays « frugaux » ont déjà laissé entendre, en effet, qu’il ne s’agissait que d’une opération « one off », uniquement liée à l’existence de la pandémie. La mise en place opportune de ces instruments ne conduira pas obligatoirement à la construction d’une Europe plus fédérale. C’est en ce sens qu’on ne peut parler de moment hamiltonien pour l’Union.
Par ailleurs, la pandémie accélère considérablement de nombreuses mutations qui étaient en cours, et ce dans tous les domaines. L’Europe n’échappe évidemment pas à ces mutations, mais elle n’est pas bien placée dans les nouveaux secteurs porteurs de l’économie. Elle doit donc envisager rapidement de mettre en commun plus de moyens pour amplifier et accélérer les investissements dans ces domaines. Ce que le plan Next Generation EU prévoit de faire certes, mais peut-être pas à la hauteur des enjeux de la compétition économique et technologique mondiale. Pour bien participer au dynamisme retrouvé de l’économie mondiale et être actrice dans les nouveaux secteurs moteurs de la croissance, il est nécessaire que notre Europe, vieille civilisation, ne perde pas sa vitalité, son goût pour l’innovation et sa capacité à prendre des risques. Le seul principe de précaution ne peut servir de guide pour préparer l’avenir.
Aussi, il devient urgent de reprendre la construction institutionnelle de l’Union et a minima de la zone euro. Si elle veut défendre durablement son intégrité et son modèle social de marché, elle doit être tout à la fois efficace économiquement et solidaire. Les politiques structurelles nécessaires doivent donc être conduites pays par pays pour rassurer les pays « frugaux » quant au fait qu’ils n’auront pas ad vitam aeternam à payer pour les pays « dépensiers », en échange d’une mise en place d’éléments d’une union de transferts. Une politique d’investissement européenne pour réindustrialiser les régions déficitaires en est également une condition complémentaire et indispensable. Les politiques structurelles – à supposer qu’elles soient effectivement mises en œuvre – ne pourront à elles seules suffire. L’Europe devra d’ailleurs faire face au fait que les pays la composant sortiront de la pandémie avec davantage encore de disparités qu’en y entrant.
Il lui faut également porter une stratégie commune pour exister sur la scène internationale entre les deux hyperpuissances américaine et chinoise, si elle souhaite peser à l’avenir dans le concert international, en y défendant ses valeurs tout autant que son poids politique, diplomatique et économique.
Pour terminer, l’exemple de la politique d’achats en commun des vaccins menée par l’Union révèle lui aussi les divers blocages dont peut souffrir la construction d’une Europe solidaire et ambitieuse. L’idée pertinente et généreuse d’une « Union des vaccins » avait notamment pour vertu d’éviter une concurrence malsaine entre les vingt-sept pour l’obtention des doses – favorisant ainsi les plus riches aux dépens des autres – et pouvait démontrer la puissance du modèle européen, en garantissant un accès équitable entre les États membres par une distribution au prorata des populations. Négocier au nom de tous les pays, disposant ou non d’industrie pharmaceutique, impliquait de privilégier la recherche de consensus, de négocier âprement les prix, de privilégier les producteurs européens, de respecter rigoureusement les procédures… À un moment où le Royaume-Uni et les États-Unis appliquaient la politique du « quoi qu’il en coûte », en termes d’achat de vaccins, l’Union perdait un temps précieux dans la course à la vaccination, alors même que de sa rapidité dépend la santé de tous et la reprise économique.
Il convient enfin de nuancer quelque peu les nombreux critiques et commentaires qui remettent quotidiennement en cause la gestion de la pandémie par l’Europe, et par la France d’ailleurs. Un simple rappel paraît de circonstance : personne n’est encore aujourd’hui capable de produire les réels bilans, effets, conséquences, évolutions…ni même l’origine exacte du virus ! Une étude récente de France Stratégie visant à identifier la véritable mortalité du Covid au niveau mondial remet largement en cause les comparaisons internationales effectuées depuis le début de la pandémie, et notamment les méthodes de calcul qui varient d’un pays à l’autre. En définissant comme base de comparaison le taux de surmortalité, à savoir le ratio entre décès attendus et observés, il ressort que l’Europe est la deuxième région la moins touchée du monde, derrière l’Extrême Orient. Il apparaît également que la France est nettement moins atteinte que la moyenne des pays d’Europe. L’heure des bilans viendra donc ultérieurement.
Si le sursaut de l’Europe face à la pandémie est à saluer clairement, l’ambition européenne se heurte à de nombreux blocages pratiques et institutionnels, reposant trop souvent sur des différences d’intérêt entre les membres de l’Union. L’Europe doit rebondir avec un sens certain de l’urgence, en portant les modifications indispensables, notamment en termes de mode de régulation institutionnelle, si elle veut faire face aux très forts enjeux du temps présent. Le chemin ne sera pas facile, mais le temps presse. C’est dans ce contexte que notre Ligue doit poursuivre son action en portant haut ses réflexions dans le débat, pour promouvoir une Europe efficace, dynamique et forte de ses valeurs, comme de son économie.