Le plan de relance Next Generation EU est une novation remarquable permettant à la Commission européenne de verser 750 Mds€ (répartis entre subventions et prêts) aux vingt-sept pays membres, en fonction, non plus de leur « poids relatif », mais des besoins de chacun des pays et d’objectifs partagés. Mais c’est aussi une grande novation car ce plan de relance permet en outre pour la première fois à l’Europe de lever une dette commune, solidaire, du même montant.
Né de l’accord historique trouvé entre la France et l’Allemagne, ce plan représente un important bond en avant dans la construction nécessaire d’une Union européenne plus forte, plus efficace et plus solidaire. Il était particulièrement légitime que ce plan soit salué comme une avancée européenne majeure. Sans aller pourtant jusqu’à le qualifier de « moment hamiltonien » de l’Europe. Alexandre Hamilton, premier secrétaire au Trésor des États-Unis, a en effet organisé en 1790 la reprise par le gouvernement fédéral des dettes des différents États américains, que la guerre d’indépendance avait alourdies considérablement. Parallèlement, il a établi des taxes à l’importation, source de revenus fédéraux récurrents. Hamilton, chef du parti fédéraliste, a ainsi permis aux États-Unis de franchir une étape décisive dans leur construction fédérale. L’Europe n’a pas franchi ce cap.
Pour commencer, cette évolution notable elle-même est aujourd’hui freinée par plusieurs types de dysfonctionnements et de blocages. Le déboursement des subventions et prêts apparaît en effet lent et complexe à mettre en œuvre. Le Parlement européen ayant adopté le plan, il faut pour être mis en œuvre qu’il soit approuvé et ratifié par la totalité des vingt-sept parlements nationaux, et les vingt-sept pays devront justifier auprès de la Commission européenne les utilisations de leurs subventions et leur accompagnement par des réformes nécessaires à leur économie. Une exigence sans doute compréhensible avant d’engager un tel acte de solidarité, mais une lenteur et une complexité malheureusement incompatibles avec le besoin de financement immédiat des États, à l’heure où l’on annonce une reprise plus lente pour l’Union européenne, avec des prévisions de croissance 2021 de + 4,4 % contre + 6,4 % aux États-Unis, qui auront en outre nettement moins ralenti en 2020 (- 3,5 %, contre – 6,8 % pour l’Europe).
Plus encore, rien ne garantit qu’un tel budget communautaire soit maintenu à l’avenir et que la dette commune qui l’accompagne puisse être renouvelée. Beaucoup de pays dits « frugaux » ont déjà laissé entendre, en effet, qu’il ne s’agissait que d’une opération « one off », uniquement liée à l’existence de la pandémie. La mise en place opportune de ces instruments ne conduira pas ainsi obligatoirement à la construction d’une Europe plus fédérale.
Par ailleurs, la pandémie accélère considérablement de nombreuses mutations qui étaient en cours, et ce dans tous les domaines. L’Europe n’échappe évidemment pas à ces mutations, mais elle n’est pas bien placée dans les nouveaux secteurs porteurs de l’économie. Elle doit donc envisager rapidement de mettre en commun plus de moyens pour amplifier et accélérer les investissements dans ces domaines. Ce que le plan Next Generation EU prévoit de faire certes, mais peut-être pas à la hauteur des enjeux de la compétition économique et technologique mondiale. Pour bien participer au dynamisme retrouvé de l’économie mondiale et être actrice dans les nouveaux secteurs moteurs de la croissance, il est nécessaire que notre Europe, vieille civilisation, ne perde pas sa vitalité, son goût pour l’innovation et sa capacité à prendre des risques. Le seul principe de précaution ne peut servir de guide pour préparer l’avenir.
En outre, il devient urgent de reprendre la construction institutionnelle de l’Union et a minima de la zone euro. Si elle veut défendre durablement son intégrité et son modèle social de marché, elle doit être tout à la fois efficace économiquement et solidaire. Les politiques structurelles nécessaires doivent donc être conduites pays par pays pour rassurer les pays « frugaux » quant au fait qu’ils n’auront pas ad vitam aeternam à payer pour les pays « dépensiers », en échange d’une mise en place d’éléments d’une union de transferts. Une politique d’investissement européenne pour réindustrialiser les régions déficitaires en est également une condition complémentaire et indispensable. Les politiques structurelles – à supposer qu’elles soient effectivement mises en œuvre – ne pourront à elles seules suffire. L’Europe devra d’ailleurs faire face au fait que les pays la composant sortiront de la pandémie avec davantage encore de disparités qu’en y entrant.
Enfin, il lui faut porter une stratégie commune pour exister sur la scène internationale entre les deux hyperpuissances américaine et chinoise, si elle souhaite peser à l’avenir dans le concert international, en y défendant ses valeurs tout autant que son poids politique, diplomatique et économique.
Si le sursaut de l’Europe face à la pandémie est à saluer clairement, l’ambition européenne doit rebondir avec un sens certain de l’urgence, en portant les modifications indispensables, notamment en termes de mode de régulation institutionnelle, si elle veut faire face aux très forts enjeux du temps présent. Le chemin ne sera pas facile, mais le temps presse.