Le chantier de la redéfinition de l’entreprise s’ouvre et avec lui, celui de la gouvernance. Les actionnaires restent au cœur de la gouvernance. La juste rémunération des risques impose de reconnaître leur rôle essentiel. Toute la question est de savoir comment mieux intégrer à leur côté l’intérêt des autres partenaires au sein de l’entreprise.
Longtemps, la question ne s’est pas posée. Wendel, Renault, Michelin… Actionnaires et dirigeants étaient les mêmes personnes, souvent des familles. Le capitalisme familial des origines ne connaissait pas de problème de gouvernance par construction. Mais, pour accompagner leur croissance, les entreprises ont ouvert leur capital, et, grâce à la bourse, ont offert à leurs actionnaires la possibilité de vendre leurs titres pour disposer de liquidités. L’actionnariat s’est dispersé. Son pouvoir sur les dirigeants s’est dilué.
Après-guerre, le capitalisme managérial s’est imposé majoritairement. Les dirigeants se sont émancipés des actionnaires et ont imposé leur contrôle sur l’entreprise fondé sur leur savoir-faire « technique ». C’est ainsi que s’est constituée la technocratie. Les intérêts des deux parties n’étaient plus alignés. Les dirigeants recherchaient la croissance et la pérennité de l’entreprise, insérant les salariés dans des organisations pyramidales. Mais cette configuration n’aboutissait pas toujours à la meilleure efficacité, ni à la meilleure rentabilité, créant des conglomérats souvent lourds et peu manœuvrant, qui délaissaient trop souvent l’intérêt des actionnaires.
Dans les années 80, en congruence avec la globalisation financière, les actionnaires ont rappelé aux dirigeants leur existence et la priorité de maximisation de la richesse. Cette évolution s’est traduite par la création de comités (audit, rémunération et nomination, stratégie…) et le développement de mécanismes d’incitation (primes, stock-options…), afin d’aligner les intérêts des dirigeants sur ceux des actionnaires. Toute une série d’indicateurs s’est imposée (return on equity, taux de distribution…), au même titre qu’est née la doctrine de la création de la valeur. Et si les résultats n’étaient pas au rendez-vous, les actionnaires permettaient des « raids » qui organisaient des prises de pouvoir offensives afin d’optimiser la valeur, parfois en découpant les groupes antérieurement constitués. Parallèlement, ces différents outils de rémunération fondés sur l’évolution de la valeur de l’entreprise ont favorisé l’innovation, en permettant aux « start-up » de recruter des talents qui participaient au risque de l’entreprise, alors que les salaires seuls n’auraient pas permis de les attirer.
Mais le capitalisme actionnarial a trouvé rapidement ses limites. Parce que les rendements financiers attendus semblaient garantis, la spéculation l’a souvent emporté sur les paris raisonnables. Pour respecter des normes minimales de rentabilité à court terme (15 %, quels que soient les secteurs d’activité et les taux d’intérêt sans risque, dans les années 90 et 2000), beaucoup d’entreprises se sont mises à racheter leurs actions pour soutenir leurs titres et/ou à augmenter leur ratio de levier. Le revenu des dirigeants a connu une évolution difficilement justifiable. En 1965, le revenu moyen d’un PDG de grand groupe américain représentait 44 fois celui d’un ouvrier. En 2000, 300 fois les plus bas salaires. Plus grave encore, face à ces attentes de rendements déconnectés de la réalité, on a vu apparaître des comportements non éthiques de créativité comptable : Enron, Worldcom, Parmalat et d’autres encore très récemment. A certains égards, les subprimes et leurs conséquences relèvent du même phénomène.
Les crises de 2000-2003 et de 2007-2009 en ont résulté, directement ou indirectement, avec leurs lots de très lourds coûts économiques et sociaux.
S’ouvre ainsi la nécessité d’aborder un nouvel âge de la gouvernance, celui d’un véritable capitalisme partenarial, à même de remettre, aux côtés des actionnaires, notamment les clients, les salariés et l’environnement de l’entreprise, selon un modèle mieux adapté aux révolutions commerciales, comportementales, éthiques, managériales et technologiques en cours.
L’actionnaire doit toujours occuper une place centrale en tant que mandant des dirigeants. Parce qu’il assume en théorie le risque sans disposer d’aucune certitude sur son rendement futur. La pratique a fait en sorte que les actionnaires soient, pour partie, protégés contre les évolutions négatives de la conjoncture, en reportant partiellement le risque sur les autres parties prenantes de l’entreprise. Sur les salariés, dont la variabilité de la rémunération ou de l’emploi a augmenté. Sur les sous-traitants, dont les marges de négociation vis-à-vis de leurs donneurs d’ordre se sont fortement affaiblies. Les clients sont parfois également des variables d’ajustement, à travers la moindre sécurité des produits ou l’obsolescence accélérée qui leur est imposée. L’environnement climatique est aussi l’un des impacts des choix des entreprises.
Ces partenaires doivent donc pouvoir être mieux pris en compte dans le cadre d’une gouvernance équilibrée, puisqu’ils prennent également une part du risque de l’entreprise. Mais aussi, parce que, sur le long terme, une entreprise est la rencontre de l’ensemble de ces parties prenantes. Et que les modes de régulation qui permettent d’atteindre les meilleurs compromis entre eux sont garants du développement durable et rentable de l’entreprise.
A ce titre, les banques, coopératives ou mutualistes, sans rien sacrifier de leur efficacité, de par le fait que leurs clients en sont les propriétaires et élus aux conseils d’administration, de par leur modèle décentralisé qui renforce la proximité relationnelle non seulement avec les clients qu’elles servent, mais aussi avec les territoires sur lesquels elles opèrent en symbiose, enfin de par l’attention et la place qu’elles donnent aux salariés, représentent une des formes intéressantes possibles de la redéfinition de l’entreprise à gouvernance élargie. A elles de tirer avantage des nouvelles technologies qui permettent de renforcer encore la validité de leur modèle et leur pleine modernité.
A chaque type d’entreprise, cotée, privée ou coopérative, grande ou petite, de réinventer la définition de l’entreprise et de sa gouvernance, de façon à la rendre partenariale. L’avenir de nos économies ouvertes et de nos sociétés démocratiques passe aussi par là.