Pourquoi les politiques monétaires non conventionnelles doivent le rester ?

27.09.2024 8 min
Doit-on encore appeler « non conventionnelles » les politiques monétaires désormais installées dans l’arsenal des outils des banques centrales ? Une quinzaine d’années après la grande crise financière, il semble utile de tenter un bilan des politiques monétaires non conventionnelles, et notamment de l’assouplissement quantitatif ou quantitative easing.

Il n’est pas inutile d’opérer une distinction entre la politique d’assouplissement quantitatif des banques centrales, qui consiste à approvisionner massivement les banques et les marchés en « liquidités », en particulier en monnaie des instituts d’émission – prolongement et élargissement de l’action du prêteur en dernier ressort – , et celle qui consiste en l’achat d’actifs sur les marchés financiers, obligations publiques et privées, voire actions. Les deux façons de conduire une politique de quantitative easing (QE) induisent le même gonflement de l’actif et du passif des banques centrales, mais par des biais différents.

Dans le premier cas, les autorités monétaires prêtent de façon extra deux façons de conduire une politique de quantitative easing (QE) induisent le même gonflement de l’actif et du passif des banques centrales, mais par des biais différents. Dans le premier cas, les autorités monétaires prêtent de façon extraordinaire aux banques, afin que le système bancaire ne manque pas gravement de liquidités en monnaie banque centrale. Dans le deuxième, elles achètent de façon tout aussi extraordinaire des actifs à des agents non bancaires qui, en les vendant aux banques centrales, reçoivent de la monnaie qu’ils déposent dans les banques ; ces dernières détenant in fine plus de monnaie banque centrale dans leurs comptes chez des instituts d’émission. On pourrait nommer la première option politique de QE par le passif du bilan des banques centrales et la seconde politique par l’actif.

Mission n° 1 du QE : endiguer les catastrophes
La distinction fondamentale réside dans les circonstances conduisant à l’utilisation de ces politiques. Aux États-Unis, comme en Europe, elles ont été utilisées initialement pour faire face à la crise financière et économique très grave de 2008-2009. Le risque de faillite en chaîne des banques, comme de dislocation des marchés, nécessitait de rompre les enchaînements catastrophiques en
suspendant temporairement la logique des marchés financiers et la méfiance contagieuse entre les banques elles-mêmes. Celle-ci aurait d’ailleurs pu conduire à une crise de confiance destructrice des ménages vis-à-vis de leurs propres banques.

Aussi, les banques centrales ont-elles massivement augmenté leur bilan pour fournir notamment la liquidité nécessaire aux banques. Le marché interbancaire étant gelé, les banques centrales ont interposé leur bilan dans les échanges de liquidités entre les
banques. Celles qui connaissaient des excédents de liquidités ne prêtaient plus aux autres banques et conservaient leur monnaie banque centrale en dépôt à la banque centrale, les instituts d’émission prêtant alors euxmêmes aux banques ayant besoin de
liquidités. C’est ainsi que les banques centrales ont à nouveau été les prêteurs en dernier ressort du système financier dès 2008.

L’exemple historique de 2008
Cette année-là, la Réserve fédérale américaine (Fed) a aussi décidé d’acheter des actifs « toxiques » pour éviter la perte de confiance et la faillite de ceux qui les détenaient et pour éviter l’effondrement du prix de ces actifs, dont les conséquences auraient été potentiellement désastreuses pour l’économie.

Ainsi, les banques centrales ont pu enrayer le risque systémique qui se développait très rapidement et qui aurait induit des conséquences économiques et sociales catastrophiques. Il en fut de même vers mars 2020, lors de la très forte crise financière éclair due au Covid et aux confinements. Les banques centrales ont alors acheté de nombreux actifs, y compris « high yield »,
notamment aux institutions financières non bancaires, dont des fonds d’investissement en détresse ; ce qui a ainsi permis d’éteindre très rapidement le feu qui prenait brutalement.

Mission n° 2 : ranimer croissance et inflation
L’assouplissement quantitatif a été ensuite utilisé et pérennisé avec un tout autre objectif. À la suite de la crise financière de 2008, l’économie se trouvait très ralentie et l’inflation à des niveaux extrêmement bas. Comme les taux d’intérêt étaient proches de leur valeur plancher (effective lower bound), arme des taux d’intérêt direc teurs, la politique conventionnelle était devenue inefficace. C’est pourquoi les banques centrales ont commencé à acheter des actifs financiers pour stimuler l’économie et tenter de faire remonter l’inflation. Puis en 2020, avec les conséquences économiques de la pandémie et des confinements, elles ont fait de même. Elles ont notamment acheté des titres de dette publique, afin de soutenir l’effort budgétaire très important des États.

L’ambition d’inciter les ménages à consommer
L’efficacité de cette politique peut venir de l’annonce même de la mise en place d’une telle décision. Par exemple, le programme OMT, annoncé en 2012, a recréé la confiance à la suite de sa présentation, alors qu’il n’a jamais été exécuté. Mais son efficacité peut venir aussi de la possibilité qu’elle offre aux banques centrales de prendre le contrôle des taux d’intérêt long terme et des primes de risque ou, à tout le moins, de les influencer largement.

Par là même, elles peuvent inciter les ménages et les entreprises à investir voire à consommer davantage, notamment en abaissant le coût de leurs emprunts. Le crédit et son double, l’endettement, sont d’ailleurs repartis progressivement vers 2017 en Europe. Le troisième canal de transmission a été l’effet richesse enclenché en conséquence de la baisse des taux longs sur la valeur des actions aussi bien que sur l’immobilier. Cet effet richesse a ainsi soutenu la demande. Cependant, une telle politique d’assouplissement quantitatif hors situation de stress financier, pour être efficace, donc pour stimuler l’économie, doit demander aux banques centrales d’acheter beaucoup plus d’actifs, c’est à-dire de créer beaucoup plus de monnaie banque centrale que lors des crises financières. Même si elle nécessite d’injecter encore plus de liquidités pour revigorer la croissance économique, comme celle des crédits, cette politique d’achat a été utile. Elle a notamment permis de ne pas laisser s’enclencher un cycle déflationniste.

Un échec sur l’inflation ?
Néanmoins, elle n’a pas réussi à faire remonter l’inflation. Il est probable que l’objectif d’inflation de 2 % ne correspondait pas à un taux répondant au mode contemporain de régulation économique, c’est-à-dire aux conditions structurelles prévalant pendant la période avant Covid. La combinaison d’une situation durable de mondialisation, qui pesait sur les salaires et les prix des pays développés, et d’une révolution technologique, qui ne donnait guère de marge de manœuvre de négociations des salaires pour les employés peu ou moyennement qualifiés, digitalisation et robotisation aidant, induisait les causes structurelles d’une très basse inflation, d’environ 1 %.
Les efforts des banques centrales, cherchant à stimuler l’économie et l’inflation, ont alors réussi à augmenter le taux de croissance mais pas le niveau d’inflation. À la recherche d’une cible d’inflation sans doute inatteignable comme à l’aide d’une boussole – le
taux d’intérêt naturel – très peu précise et conceptuellement critiquable, la politique monétaire a persévéré dans l’assouplissement quantitatif alors même que le PIB et les crédits avaient retrouvé une tendance favorable.

L’inquiétante montée de l’instabilité financière
La conséquence a été des taux d’intérêt trop bas pendant trop longtemps, c’est-à-dire durablement inférieurs aux taux de croissance. Avec, en résultante, la montée de l’instabilité financière dûe à une croissance forte de l’endettement des agents privés et publics par rapport au au produit intérieur brut (voir graphique). Imbriquée dans la hausse de l’endettement, la hausse très rapide et très forte de la valeur des actions et de l’immobilier en fut également une manifestation notoire. En effet, avec des taux d’intérêt longs inférieurs au taux de croissance nominale, les acteurs privés et publics étaient incités à augmenter leurs dettes sans douleur, fragilisant ainsi leur bilan. Et les épargnants, ou leurs gestionnaires d’actifs, leurs caisses ou fonds de retraite, comme leurs assureurs vie, ont cherché à obtenir un rendement suffisant. Ils ont été incités à acheter des actifs de plus en plus risqués (faisant dangereusement baisser les primes de risque), des actifs de plus en plus longs (prenant alors de plus en plus de risques de liquidité), etc. Les bilans des acteurs économiques se sont ainsi fragilisés tant à l’actif qu’au passif. En outre, les politiques monétaires très accommodantes qui perdurent accroissent les inégalités de patrimoine, enrichissant davantage ceux qui en ont déjà, et rendant moins accessibles aux autres l’immobilier et le marché des actions. Enfin, pour tous ces effets réunis, il est raisonnable de penser qu’elles ont contribué in fine au ralentissement, à l’alanguissement de l’économie, en ayant permis notamment le développement d’entreprises « zombies » (qui, avec des taux d’intérêt normaux, auraient durablement connu des résultats négatifs).

Le QE contributif à la moindre productivité
Cette mauvaise allocation globale des capitaux a très probablement contribué à faire décroître les gains de productivité. De plus, des taux d’intérêt trop bas trop longtemps peuvent avoir, comme en Allemagne, contribué à la remontée du taux d’épargne et non
à sa décrue, contrairement aux préceptes de la théorie économique standard. Une population à la démographie déclinante peut en effet désirer épargner davantage pour préparer sa retraite, ne pouvant plus compter suffisamment sur le rendement de son épargne « normale ». Le fort niveau d’endettement de nombreux acteurs est aussi de nature à peser tôt ou tard sur leur capacité d’investissement, l’ensemble conduisant alors à un ralentissement structurel de la croissance et non à un soutien.

Pour conclure, il est difficile de sortir des politiques d’assouplissement quantitatif dès lors qu’elles ont été utilisées longuement. Dès lors, ces politiques ont développé un caractère asymétrique qui pourrait s’avérer préoccupant. Entre autres, cette asymétrie peut procurer aux marchés des options gratuites pour les protéger à la baisse et leur permettant de jouer la hausse avec un risque très limité. La fragilité ainsi accentuée des structures financières des agents tant à l’actif des bilans, qui comprend des valeurs d’action et d’immobilier très valorisées ou survalorisées, qu’à leur passif, qui connaît des niveaux d’endettement sur PIB rarement atteints, incite à juste titre les banques centrales à une très grande prudence.

Comment sortir du QE ?
Faire diminuer trop rapidement ou trop intensément le bilan des instituts d’émission pourrait conduire à des crises financières et économiques de grande ampleur. C’est pourquoi on peut considérer que les liquidités en monnaie banque centrale ne seront retirées – comme à l’heure actuelle – que très précautionneusement. Très probablement, le chemin inverse ne sera jamais parcouru dans sa totalité. Mais nous sommes dans le domaine de l’inédit puisque l’expérience de quantitative tightening est une première
historique. La lutte contre le retour brutal de l’inflation ces dernières années a été réussie grâce à l’effet des politiques conventionnelles des banques centrales (hausse de leurs taux d’intérêt directeurs), tout en ne jouant pas sur la taille de leur bilan, mais en essayant de conduire sa réduction à bas bruit, comme une action structurelle et non comme une politique monétaire discrétionnaire. En fin de course, il semble que l’on puisse affirmer que les politiques d’assouplissement quantitatif ont des
effets très favorables lorsqu’il s’agit de guérir une crise financière et économique violente en tentant d’endiguer le risque systémique empêchant un enchaînement catastrophique.

Cependant, s’en servir pour stimuler croissance et inflation, si la croissance est revenue et si l’inflation cible ne correspond plus à l’inflation structurelle, peut sembler comporter plus de dangers que de bénéfices.

Encore des objets d’incertitude
Nous n’avons pas encore vu d’ailleurs toutes les conséquences économiques et financières qu’une telle politique, menée trop longtemps, peut induire. Gageons que, hors nouvelles crises violentes, les banques centrales chercheront à maintenir durablement les taux d’intérêt à des niveaux sensiblement égaux aux taux de croissance nominaux. Tout compte fait, afin de pouvoir s’en resservir en cas de besoin avéré, la politique monétaire non conventionnelle devrait le rester .

Olivier Klein
Directeur général Lazard Frères Banque | Professeur d’économie et finance HEC