C’est la première fois qu’un pays de l’Union veut la quitter. Le développement de l’illibéralisme de quelques pays pose la question de la signification de l’appartenance à l’Union Européenne. Les tensions Nord-Sud au sein de l’Union sur fond de méfiance réciproque ne permettent plus d’avancer dans la construction d’une zone euro, pourtant aujourd’hui encore bancale. Les pays du Nord craignent le non-respect des règles, notamment budgétaires, de vie en commun par ceux du Sud. Ceux du Sud, le manque de solidarité et une sorte de mépris de la part de ceux du Nord. Avec bien entendu, en point d’orgue, l’arrivée au pouvoir en Italie d’une coalition hétéroclite des extrêmes.
En outre, même si l’Europe n’en a en rien l’exclusivité, on assiste partout en Europe à la montée de mouvements populistes, recherchant des solutions simplistes à des problèmes réels et des boucs émissaires faciles. Ces mouvements sont la manifestation politique et électorale d’une demande d’identité, de sécurité et de protection. Conséquence elle-même, en Europe comme ailleurs, de la peur d’un affaiblissement des classes moyennes et d’une réponse perçue comme inadéquate ou insuffisante de la part des gouvernements. Mondialisation, révolution technologique, immigration mal maîtrisée et terrorisme islamiste sont les ferments de cette inquiétude. Le tout sur fond d’une déconstruction progressive des organisations multilatérales et des règles et principes de la communauté des nations établis après-guerre. Donc d’une montée de jeux non coopératifs potentiellement très dangereux. Qu’ils soient par exemple ceux des Etats- unis, proclamant qu’ « America first » est leur unique objectif, ou ceux à plus petite échelle de l’Italie qui présente une politique budgétaire dangereuse pour la zone euro ou, d’une certaine manière et dans un style opposé, de l’Allemagne, qui affiche depuis des années un excédent courant d’un niveau anormalement élevé.
Il est donc urgent de bien s’interroger en Europe sur la bonne façon de réagir à cette défiance. Deux types de réactions doivent être évités. Le premier serait de nier les défauts intrinsèques de l’Europe. Ce n’est pas en ignorant les problèmes ressentis par les gens qu’on les fait disparaître. Tout au contraire, on les aggrave. Il faut regarder en face les véritables problèmes et nommer les questions d’immigration mal gérées au niveau communautaire, les effets de l’élargissement européen qui a fait perdre de la lisibilité et a dégradé l’efficacité de la gouvernance de l’Union. De même, doit-on pointer la mise en place d’une zone euro qui, parce qu’incomplète, a engendré un certain nombre d’effets indésirables. Ainsi, mettre à plat les contre-vérités sur l’Europe est-il salutaire. Mais sembler en ignorer les difficultés serait dangereux.
A l’inverse, après avoir constaté le risque de délitement de l’Europe et ses défauts intrinsèques, la deuxième erreur consisterait à se contenter d’un pessimisme cultivé, qui pourrait donner la place à une contemplation tout à la fois complaisante et navrée des reculs successifs d’une Europe impuissante à poursuivre sa construction.
Même si elle est bien difficile, la seule voie possible est de rechercher inlassablement à mettre en place et à renforcer les jeux coopératifs en Europe. Face à l’entropie actuelle, il est urgent en premier lieu de rappeler avec force ce qui réunit les peuples européens et ce en quoi l’Europe leur apporte un mieux-vivre : la protection et l’efficacité d’une économie sociale de marché ; l’importance cruciale de l’Etat de droit, avec le caractère inaliénable de la liberté de la personne et de la liberté de la pensée critique, qui va de pair avec celle de la presse ; la laïcité qui permet le vivre-ensemble; les bienfaits du marché unique et de la libre circulation des personnes ; sans oublier la paix bien entendu. Faisons le pari qu’in fine les peuples européens instruits des menaces ne voudront pas de ces régressions.
Mais, plus les bienfaits de l’Europe sont considérés comme acquis, plus ils sont paradoxalement fragiles, tant la nature humaine est sujette à l’oubli. Il nous faut donc parler en outre du caractère indispensable d’une Europe forte demain. Nous assistons aujourd’hui à un gigantesque combat entre les Etats-Unis et la Chine pour un nouveau partage du monde. La rupture avec le multilatéralisme et l’affirmation assumée d’une attitude non coopérative, d’un côté. La nouvelle route de la soie, comme moyen d’expansion de la nouvelle puissance, de l’autre. Ouvrons vite les yeux, nous autres Européens, si nous voulons que nos peuples conservent la maîtrise de leur destin et pèsent encore sur le cours de l’histoire. Si nous voulons nous donner une chance de préserver les spécificités et les valeurs auxquelles nous tenons, qui nous rassemblent et nous distinguent, ce n’est pas moins d’Europe qu’il nous faut, mais davantage ! Pour exister entre les deux géants du nouveau monde, il nous faut une Europe forte économiquement, politiquement, diplomatiquement et militairement.
Industrie à forte valeur ajoutée, nouvelles technologies, transition écologique, défense commune comme vient de le proposer le couple franco-allemand, flux migratoires, etc., tels sont les thèmes qu’il nous faut travailler ensemble au plus vite, en instaurant de nouvelles règles communes et de nouveaux jeux coopératifs. Pour peser davantage sur le nouvel ordre du monde. Il nous faut, en outre, une vision propre de l’organisation du commerce international et une défense de nos intérêts en ce domaine. Construisons donc, au plus vite, une vision géostratégique partagée. Enfin, sur la base d’une zone monétaire complète et solide, recherchons une plus forte internationalisation de l’Euro. Appuyée sur une Europe stratège, un Euro plus utilisé mondialement est en effet utile pour éviter les inacceptables règles unilatérales d’extraterritorialité imposées par les Etats-Unis, facilitées par un dollar omniprésent.
Comment dès lors ne pas voir le besoin urgent d’Europe ? Pour les peuples européens eux-mêmes d’abord, mais aussi pour de nombreux autres qui ne veulent pas avoir à choisir entre les deux futurs maîtres du monde, si l’Europe ne jouait pas son propre jeu. Cette renaissance ne pourra se réaliser que si nous savons marier intelligemment une Europe des nations et une Europe stratège, qui seule peut faire face à la somme gigantesque des défis géopolitiques, industriels et écologiques qui sont les nôtres.
Face au délitement progressif, seule la combinaison d’une volonté déterminée de reconnaître et de corriger les défauts de l’Europe d’une part, d’une explication limpide des enjeux géostratégiques et des possibilités réelles de régression d’autre part et, enfin, d’hommes d’Etat courageux ayant une claire vision de l’avenir pourra renverser l’ordre des choses. Mais rien ne se fera sans que nous partions pragmatiquement de projets concrets sur les différentes thématiques pré-citées, en nous alliant avec nos voisins allemands. Ni sans que tous, où que nous soyons et qui que nous soyons, y concourions à notre mesure !