Tribune d’Olivier Klein dans Les Echos. 28 juillet 2016.
Au-delà de la relation client, la révolution numérique bouleverse positivement l’entreprise dans son organisation et son système managérial. Et ne provoquera pas sa disparition, tout au contraire.
L’organisation classique de l’entreprise, avec son circuit d’information descendant, son processus de décision centralisé et ses relations très hiérarchisées, a longtemps fait la preuve de son efficacité. Le besoin d’innovation et d’agilité, combiné à l’influence du digital sur les comportements, remet en question ce schéma. Lequel s’avère désormais trop contraignant pour s’adapter rapidement aux évolutions des clients, du marché et des salariés eux-mêmes.
De nouveaux modèles d’organisation, davantage fondés sur la collaboration, sont en train d’émerger, induits et facilités par le développement du numérique. Place au mode plus « horizontalisé » qui privilégie le travail en mode projet, les relations latérales directes entre collaborateurs, sans passer systématiquement par le haut de la pyramide. Le manager n’assoit plus son pouvoir sur la détention de l’information, celle-ci circule librement. Sa mission consiste dorénavant à convaincre et à fédérer une communauté d’acteurs, plus demandeurs d’autonomie, autour de sujets pertinents pour l’entreprise. Sa fonction n’est plus d’être derrière les collaborateurs pour les superviser, mais devant, pour orchestrer et dynamiser les équipes. Ces évolutions sont favorables tant aux salariés pour leur intérêt et leur plaisir au travail, qu’aux entreprises pour s’assurer une meilleure réactivité et adaptabilité dans un monde plus changeant et incertain.
Mais certains vont plus loin. Ils imaginent que l’entreprise passera intégralement grâce au digital à une forme de coopération communautaire. Ce qui revient à construire un modèle relationnel ouvert à une foule de contributeurs, en interne comme en externe. A l’évidence, on travaille de plus en plus en mobilité, de chez soi, dans des espaces de « co-working » en tant qu’indépendant ou à l’extérieur, par exemple lors d’événements tels qu’un hackathon. Certains modèles, plus purs encore, apparaissent déjà, où sont coordonnés à distance par des indépendants. Une forme d’ubérisation de l’organisation du travail. Le modèle dominant, en concluent les mêmes, ne sera plus demain le salariat. L’entreprise telle qu’on la connaît céderait la place à une nébuleuse, associant temporairement des individus libres de liens de subordination, au gré des projets à conduire.
Cette vision-là ne me semble pas refléter la réalité. L’avenir, à mon sens, ne devrait pas rendre minoritaire la forme d’organisation que représente l’entreprise pour au moins trois raisons.
La première est que le développement de l’entreprise virtuelle se heurte au besoin d’une socialisation que permet notamment le travail. Chacun de nous ressent la nécessité d’appartenir à une communauté humaine, à une équipe dans laquelle on occupe une place spécifique pour réaliser un projet collectif. Les formes de travail purement collaboratives répondent mal ou pas du tout à ce besoin de socialisation.
La deuxième raison est que « l’ubérisation » ne peut prospérer que lorsque le sujet s’y prête. Nombre d’activités nécessitent une structure plus forte, des infrastructures matérielles et techniques, un encadrement, une division et une articulation des tâches qui sont incompatibles avec les seules associations provisoires.
Dernière raison : le besoin accru d’autonomie des individus lié au développement du digital nécessite néanmoins une formation tout au long de la vie professionnelle. L’entreprise peut l’assurer. Il est douteux que les formes virtuelles d’organisation le permettent. Pour toutes ces raisons, l’entreprise ne perdra donc vraisemblablement pas sa place prééminente.
Si tel est bien le cas, l’avenir de l’entreprise va se jouer sur sa capacité à modifier l’équilibre entre ses deux principes d’organisation.
Premier principe : les nécessaires ordre et articulation entre ses différentes parties pour assurer sa continuité, par le respect des normes et des règles et le fonctionnement sans faille de ses routines de gestion.
Le second : l’autonomie de ses parties, leur responsabilisation et leur capacité entrepreneuriale nécessaires pour survivre à de fortes perturbations. Elles assurent l’adaptabilité nécessaire de l’organisation. La bonne combinaison de ces deux éléments permet à l’entreprise de n’être ni autodissipative comme de la fumée, ni cassable comme du cristal à l’occasion de chocs importants, ainsi que le dit Henri Atlan des organismes vivants. La bonne gestion de ces deux principes doit, dans le monde digital, faire bouger le curseur vers plus d’autonomie, de fonctionnement en réseau – plutôt qu’en mode vertical -, et de responsabilisation.
Si elle mène bien sa mutation organisationnelle et managériale, l’entreprise, ainsi questionnée et mise en mouvement par le digital, a certainement encore de beaux jours devant elle. Plus motivante pour ses salariés, plus résiliente face aux chocs.